Le journalisme cambodgien sous le poids des coupes américaines
Le gel de l’aide américaine fragilise la presse indépendante cambodgienne, déjà minée par la répression, l’autocensure et un profond manque d’unité.
La liberté de la presse en péril : bien plus que l’intelligence artificielle
La Journée mondiale de la liberté de la presse, célébrée le 3 mai, met cette année l’accent sur l’intelligence artificielle, largement perçue comme une menace imminente pour l’avenir du journalisme. Pourtant, un changement récent dans la politique d’aide étrangère des États-Unis pourrait constituer un danger encore plus grand—en particulier pour les journalistes des pays les moins avancés, comme le Cambodge. Le retrait soudain de ces financements les rend plus vulnérables que jamais, d’autant que beaucoup manquent de ressources et de compétences pour maintenir un journalisme indépendant sans soutien extérieur.
Suspension des fonds américains : un choc mondial
Suite à la décision du président Donald Trump de suspendre pendant 90 jours les financements de l’USAID en février, les organisations médiatiques du monde entier se sont précipitées pour évaluer les répercussions. Des médias indépendants ont été contraints de prendre des décisions douloureuses : licenciement de personnel, abandon de projets, recherche désespérée de sources de financement alternatives. L’engagement historique des États-Unis en faveur de la liberté de la presse et d’un paysage médiatique démocratique est désormais remis en question.
Le Cambodge à un tournant critique
Le Cambodge, démocratie fragile et pays en développement, se trouve à un point de bascule. Les organisations de la société civile et les institutions médiatiques sont profondément affectées par ce gel des financements. Mais les conséquences ici pourraient dépasser une simple perturbation temporaire : elles signalent une crise plus profonde, menaçant la survie même du journalisme indépendant.
Des plans pour de nouvelles initiatives médiatiques ont déjà été abandonnés. Le Cambodge devait recevoir 7 millions de dollars de financement USAID pour le développement des médias, mais cette promesse s’est évaporée d’un trait de plume.
Des journalistes sans ressources, des projets abandonnés
Les organisations dédiées à la défense de la liberté de la presse et des droits des médias font désormais face à une pression financière intense. Dépendantes de l’aide étrangère, beaucoup peinent à survivre. Les journalistes qui avaient fondé de grands espoirs sur de nouveaux projets sont non seulement déçus—ils sont aussi sans emploi, contraints de repenser complètement leur avenir.
La crise ne touche pas seulement les journalistes locaux, mais aussi les médias en exil ou issus de la diaspora. Radio Free Asia, financée par les États-Unis et qui a fermé son bureau de Phnom Penh en 2017, ainsi que des organes indépendants comme The Cambodia Daily ou Voice of Democracy, connus pour leurs reportages politiques incisifs, affrontent eux aussi une grande incertitude financière.
Ces plateformes ont été essentielles pour offrir des perspectives indépendantes et contester les discours officiels du gouvernement. Mais à l’instar de leurs homologues locaux, elles font face à une grave pénurie de financements, posant une question urgente sur l’avenir du journalisme au Cambodge et au-delà.
Une aubaine pour les autocrates ?
Il ne fait aucun doute que le gel de financement décidé par Trump et ses attaques contre la presse libre créent un terreau favorable aux dirigeants autocratiques du monde entier, qui cherchent à museler les médias indépendants et à faire taire les voix critiques.
Ironiquement, au Cambodge, cette décision a été accueillie comme une bénédiction. L’ancien Premier ministre Hun Sen fut l’un des rares dirigeants mondiaux à applaudir publiquement la décision de Trump d’interrompre les financements des diffuseurs soutenus par les États-Unis, comme VOA et RFA—des médias qu’il accusait régulièrement de colporter des mensonges. De manière inquiétante, Hun Sen a présenté leur fermeture comme une étape nécessaire pour éliminer ce qu’il qualifiait de fausses informations, de désinformation, d’incitation et de chaos mondial.
Une liberté de la presse déjà laminée
La liberté de la presse au Cambodge était déjà sérieusement affaiblie avant la suspension de l’aide américaine, alors que les journalistes professionnels peinaient de plus en plus à exercer leur métier. Selon le classement mondial 2024 de Reporters sans frontières, le Cambodge se classe 151e sur 180 pays, ce qui en fait un pays exposé à de graves menaces contre la liberté de la presse.
Depuis des années, le gouvernement cambodgien est accusé de réprimer les médias indépendants et de restreindre la liberté d’expression. À la fermeture forcée du Cambodia Daily en 2017 et au retrait de licence du Voice of Democracy en 2023 s’ajoutent des menaces juridiques et des risques d’arrestation pour les journalistes.
Les correspondants étrangers ne sont pas épargnés et peuvent être expulsés si leurs reportages dérangent.
L’exemple Mech Dara : un traumatisme pour la profession
Le cas emblématique du journaliste primé Mech Dara en est un parfait exemple. Il a été incarcéré après avoir largement couvert les affaires d’escroquerie. Accusé d’incitation, il a été libéré sous caution en octobre 2024, avant d’annoncer un mois plus tard qu’il abandonnait la profession.
Son passage en prison et les charges portées contre lui ont pu le traumatiser au point de le dissuader de poursuivre sa carrière ; son départ représente bien plus qu’un simple départ individuel. C’est une perte majeure pour le journalisme.
Dans le même temps, le gouvernement a interdit définitivement le journaliste britannique Gerald Flynn, connu pour ses enquêtes au Cambodge sur des sujets sensibles tels que la dégradation de l’environnement et la gestion des ressources naturelles.
Hun Manet, entre discours et réalité
Malgré l’optimisme qui entourait le Premier ministre Hun Manet, arrivé au pouvoir après une élection écrasante en 2023 dépourvue d’opposition crédible, le scepticisme demeure. Bien qu’il défende la liberté de la presse et souligne la nécessité d’un « secteur médiatique fort, responsable et honnête, avec des journalistes qui osent dire la vérité et émettre des critiques constructives », sa vision ne s’est pas concrétisée. Les actions du gouvernement trahissent une contradiction flagrante, la presse étant privée de l’espace nécessaire à l’exercice de son rôle essentiel.
La répression politique et les restrictions à la dissidence ne sont pas nouvelles : le contrôle des médias a toujours servi d’outil pour maintenir l’ordre social. Mais ce qui change aujourd’hui, c’est qu’il devient presque impossible pour les journalistes d’interagir de manière significative avec les responsables politiques ou de poser des questions critiques. Ce qui était autrefois difficile est désormais quasi-impossible.
Une transparence introuvable, une autocensure grandissante
L’absence de loi sur l’accès à l’information offre aux autorités un bouclier commode pour échapper à tout examen, leur permettant de sélectionner à leur gré les journalistes auxquels elles répondent. Parallèlement, le gouvernement s’oriente résolument vers une stratégie de gestion de l’image, invoquant la lutte contre les fausses nouvelles pour justifier des mesures juridiques vagues et globales. Ces tactiques n’ont fait qu’aggraver le climat d’autocensure et décourager davantage les reportages critiques.
Il devient de plus en plus évident qu’il existe peu de volonté politique de défendre la liberté de la presse ou le droit à la libre expression. Plutôt que de favoriser le dialogue ouvert ou la critique constructive, le gouvernement semble vouloir promouvoir un récit unilatéral et étouffer la dissidence.
Le mal vient aussi de l’intérieur
La crise du journalisme au Cambodge ne découle pas uniquement de la répression politique : elle s’enracine aussi dans des failles internes qui sapent la survie du journalisme professionnel.
La communauté journalistique est fragile et profondément divisée. Les journalistes se perçoivent souvent les uns les autres avec méfiance et clivage, en fonction de leur affiliation—que ce soit avec les médias proches du gouvernement, des médias privés ou des organisations étrangères. Au lieu d’alliés dans une profession commune, ils se voient comme des rivaux, pris dans des dynamiques de supériorité ou d’infériorité selon la qualité journalistique ou l’engagement démocratique.
Autrement dit, il n’y a pas d’identité commune ni de mission collective pour défendre l’intérêt public—seulement une mentalité persistante de « nous contre eux ».
Ce clivage est aggravé par l’absence d’organisations journalistiques ou de syndicats solides et indépendants qui pourraient favoriser la solidarité, le développement professionnel et une action collective. Si certains clubs ou associations existent, peu sont vraiment impartiaux ou inclusifs. L’accès aux opportunités dépend souvent d’alignements politiques ou institutionnels, ce qui affaiblit encore davantage l’unité.
Une crise de confiance et de qualité
Ces divisions internes ont contribué à une forte érosion de la confiance du public. La fragmentation et l’absence d’autorégulation ont engendré un paysage médiatique chaotique, rendu encore plus confus durant la pandémie de COVID-19, qui a accéléré la méfiance et exposé les manquements en matière d’éthique et de professionnalisme.
Malgré plus de 2 000 organes de presse et plus de 3 000 journalistes au Cambodge, la qualité globale du journalisme demeure profondément préoccupante. Beaucoup d’organes opèrent sans normes éditoriales ou compréhension de la déontologie journalistique, conduisant à des violations de la vie privée, des reportages biaisés, voire du chantage. De telles pratiques nuisent à l’ensemble de la communauté journalistique.
Qu’on le reconnaisse ou non, les médias doivent affronter une vérité inconfortable : une part de la crise vient d’eux-mêmes. Pour restaurer leur crédibilité et renforcer leur résilience, les journalistes doivent commencer par mettre de l’ordre dans leur propre maison—combler les divisions, entamer un dialogue honnête et œuvrer ensemble à l’élaboration de normes professionnelles communes et d’une mission partagée.
Quel avenir pour le journalisme cambodgien ?
Dans mes fonctions actuelles, penser à la nouvelle génération de journalistes va bien au-delà de leur adaptation aux mutations du paysage médiatique ou à la pression du métier. Il s’agit de bâtir un système qui les soutienne vraiment—pas seulement pour affiner leurs compétences ou gagner leur vie, mais pour porter le journalisme avec un sens clair de mission.
De plus en plus, mes jeunes reporters me demandent : « Le journalisme a-t-il encore un avenir ? » Et de plus en plus, je suis à court de réponses. La question n’est plus rhétorique. Elle traduit une profonde incertitude, au Cambodge comme ailleurs.
Autrefois, je répondais avec optimisme et assurance. Mais aujourd’hui, je parle avec hésitation. Non pas parce que j’ai cessé de croire à la valeur du journalisme—mais parce que je crains de le voir se faner lentement dans un monde qui ne lui laisse plus de place. Ce n’est pas l’obsolescence du métier que je redoute—c’est son abandon. Je peine à imaginer une société fonctionnelle sans bon journalisme.
Les signes d’alerte sont déjà là : l’essor de l’intelligence artificielle, l’absence de stratégie économique durable, la chute vertigineuse de la confiance du public. L’hostilité envers les médias est devenue la norme.
Les journalistes ne savent plus si leur travail est encore valorisé—si la société les considère encore comme les garants de la responsabilité et de la vérité. Beaucoup sont insultés, blâmés ou ignorés. L’effondrement du journalisme n’est pas uniquement causé par la pression politique ou les élites fortunées ; il est aussi alimenté par un écosystème médiatique fracturé et manipulé, qui a fini par aliéner le public.
Pendant que j’écris ceci, nombre de mes confrères peinent à trouver du travail. Malgré leur passion, ils ne peuvent pas vivre de leur métier. La passion ne suffit pas—et sans revenus, même les plus engagés doivent renoncer.
Ce n’est pas la crise du journalisme que nous avions anticipée—mais c’est celle qui nous frappe aujourd’hui. Et nous n’y étions pas préparés. Même une résistance collective semble désormais insuffisante face à l’ampleur du défi.
La perte de journalistes peut sembler un simple problème de ressources humaines. Mais l’effondrement du journalisme professionnel et indépendant signifie la victoire de la propagande et de la désinformation. Les enjeux sont particulièrement élevés dans un pays comme le Cambodge. Sans presse libre, le public ne voit que ce que le gouvernement autorise—jamais ce qu’il cache.
Nous ne perdons pas seulement des emplois—nous perdons l’âme du journalisme. Et si nous n’agissons pas maintenant, nous risquons de perdre les fondements mêmes d’une société libre et informée.
Les partenaires au développement doivent combler le vide, mais la presse doit prendre sa part
Le déclin du rôle du journalisme et de la liberté de la presse au Cambodge exige bien plus qu’un simple signal d’alarme ; la tendance inquiétante au désengagement financier de donateurs clés, comme les États-Unis, met en lumière une réalité effrayante : celle d’une presse critique en voie de disparition—un scénario qu’aucune société ne souhaite.
Face à cela, la communauté médiatique doit réfléchir à des stratégies pour relever les défis quotidiens. Si la stabilité financière est essentielle au journalisme indépendant, elle nécessite une vision de long terme, une stratégie de croissance claire, ainsi qu’une collaboration proactive avec divers acteurs.
Le modèle médiatique actuel limite les marges de manœuvre des organisations de presse, ce qui impose un effort collectif de restructuration. La dépendance des médias cambodgiens à l’aide étrangère exige que d’autres partenaires viennent combler le vide laissé par les États-Unis. Les nations européennes et les autres défenseurs de la liberté de la presse doivent accroître leur soutien pour renforcer les médias restants dans une logique de croissance durable.
Le financement n’est qu’un point de départ. La véritable croissance exige un modèle stratégique et un environnement favorable, où les journalistes peuvent innover, créer des sources de revenus durables et réduire leur dépendance à l’aide. Dans un climat de plus en plus hostile, les journalistes doivent non seulement continuer à exercer leur mission sous pression, mais aussi entamer une transition vers l’autonomie, en s’appropriant leur avenir et en bâtissant des structures résilientes.
Pourtant, même dans ce contexte de dégradation de la liberté de la presse, il est profondément décevant de constater que les acteurs du développement—ambassades et agences d’aide comprises—recherchent souvent une couverture médiatique sans offrir de compensation équitable. Leur obsession pour la visibilité occulte trop souvent l’urgence de renforcer et d’autonomiser les médias locaux. Peu offrent les ressources ou l’espace nécessaires aux journalistes pour produire du contenu significatif, en toute indépendance et sans crainte de représailles.
C’est précisément pourquoi les changements impulsés uniquement par les médias ne suffisent pas. Dans des pays fragiles et à faibles revenus comme le Cambodge, les parties prenantes extérieures doivent partager cette responsabilité. Si l’on veut préserver la liberté de la presse et la responsabilité démocratique, les partenaires du développement doivent aller au-delà des déclarations de principe. Ils doivent allouer des budgets pour les placements médiatiques rémunérés, fournir des subventions ciblées aux médias en difficulté, et faciliter des cadres collaboratifs permettant aux journalistes de travailler librement et efficacement dans l’intérêt public.
Soutenir les médias indépendants n’est pas un sujet secondaire—c’est un pilier fondamental de toute démarche sérieuse de progrès politique et économique.
Beaucoup affirment que les médias devraient être libres, impartiaux et indépendants. Pourtant, rares sont ceux qui se demandent comment les rédactions génèrent leurs revenus, et comment cette indépendance peut être viable sans stabilité financière ni soutien adéquat. De nombreux journalistes mettent leur cœur et leur âme dans leur travail, souvent confrontés à des délais serrés, à des contraintes financières et à des dilemmes éthiques. Mal payés et peu considérés, ils persévèrent par passion—mais combien de temps cela pourra-t-il durer ?
Si le monde veut préserver la liberté de la presse, tout cela doit changer.
Par Sao Phal Niseiy – Cambodianess – 8 mai 2025
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