Séisme en Birmanie : « On sent la colère du peuple contre la junte »
Pour un documentaire, Antoine Védeilhé, prix Albert-Londres 2024, est parvenu à pénétrer l’épicentre du séisme apocalyptique du 28 mars. Entretien.
Quand un des pays les plus fermés aux journalistes étrangers du monde interdit de couvrir une catastrophe, la mission semble impossible. Prix Albert-Londres 2024 pour son reportage télévisé sur les enfants mineurs d’or aux Philippines, Antoine Védeilhé est parvenu envers et contre tout à se rendre à Mandalay et Sagaing, villes ravagées par un puissant tremblement de terre de 7,7 sur l’échelle de Richter, le 28 mars – si puissant qu’il a abattu une tour de Bangkok à 1 200 kilomètres de là. Le journaliste en revient avec des images uniques et poignantes sur cette tragédie cachée, et des interviews qui laissent transparaître la gronde d’une population abandonnée dans les décombres, quatre ans après un coup d’État qui a mis le pays à feu et à sang. Entretien.
Le Point : Comment êtes-vous parvenu à vous rendre sur place ?
Antoine Védeilhé : J’ai fait une demande de visa de tourisme dès le lendemain du séisme. Je n’avais pas menti sur ma profession de journaliste. Au bout de trois-quatre jours, j’ai reçu l’accord du ministère des Affaires étrangères birman. Alors que d’autres confrères et consœurs ont essuyé un refus ! J’avais pourtant déjà réalisé deux sujets en zone rebelle. Il y avait la possibilité qu’ils sachent qui j’étais.
À l’atterrissage, l’aéroport était détruit. On nous a fait sortir nos affaires directement de l’avion et marcher vers un hangar improvisé comme terminal.
Le visa en poche, j’ai sauté dans l’avion. La ligne Rangoon-Mandalay venait de rouvrir. À l’atterrissage, l’aéroport était détruit. On nous a fait sortir nos affaires directement de l’avion et marcher vers un hangar improvisé comme terminal. J’ai eu de la chance que la voie aérienne soit ouverte. La route aurait été beaucoup plus incertaine. Normalement, elle prend six à huit heures. Je l’ai empruntée pour mon retour, et cela m’a pris treize heures, car elle est endommagée, et surtout il y a de nombreux barrages, sept d’après mon décompte. Deux nous ont d’ailleurs arrêtés. Ils ne m’ont pas contrôlé, mais mon chauffeur a dû payer un bakchich.
Dans quel état était Mandalay, la deuxième ville du pays ?
Ce n’est pas un décor apocalyptique de ruines à perte de vue, seuls certains quartiers et immeubles sont entièrement effondrés. Un ingénieur du centre de sismologie birman m’expliquait que beaucoup de bâtiments avaient tenu car ils avaient été bâtis selon un modèle japonais. Les secousses du 28 mars ont duré plus de cinquante secondes. Les bâtiments qui n’ont pas résisté ont été construits par des entreprises chinoises, comme l’hôtel Great Wall, tombé comme un château de cartes.
En revanche, Sagaing, ville jumelle sur l’autre rive du fleuve Irrawaddy et véritable épicentre du séisme, est dévastée, avec 80 % de bâtiments endommagés ou détruits. Pour m’y rendre, la route d’une vingtaine de kilomètres a pris deux heures et demie, dans un décor de destructions impressionnantes.
Certes, il y a eu un appel à l’aide du général Min Aung Hlaing, mais la population n’en tire pas les bénéfices.
L’aide humanitaire parvient-elle à ceux qui en ont le plus besoin ?
Les habitants que j’ai rencontrés me disaient n’avoir reçu que des dons privés de la part de la population birmane. Treize jours après le séisme, l’aide internationale était très peu visible. Le camp que j’ai visité à Mandalay, qui abritait entre 500 et 1 000 personnes, avait seulement des tentes données par des organismes privés birmans et une tente de la Croix-Rouge birmane, assurant la distribution d’un peu de nourriture et de médicaments. Et à Sagaing, je n’ai pas vu le début d’une aide.
J’avais contacté plusieurs ONG, françaises, suisses, allemandes, personne n’a accepté que je les filme. Une ONG m’a confié qu’elle était déjà sur place, mais ne recevait pas les autorisations nécessaires. L’aide afflue en Birmanie, en revanche, elle n’est pas acheminée. Certes, il y a eu un appel à l’aide du général Min Aung Hlaing, mais la population n’en tire pas les bénéfices.
La junte a aussi promis une trêve. A-t-elle au moins montré un visage plus humain après le séisme ?
Un visage plus humain, non. Certaines zones continuent d’être bombardées, mais je n’ai pas pu m’y rendre. À la télévision d’État, en boucle, le journal diffusait une séquence où Min Aung Hlaing rendait visite aux familles des militaires de Naypyidaw, la capitale, où certains immeubles ont été endommagés, mais qui ne connaît pas du tout la situation dramatique de l’épicentre de Sagaing et Mandalay.
Il s’est aussi rendu à Sagaing deux jours avant moi, mais ça ne faisait pas du tout la une. J’ai vu des policiers birmans aider pour déblayer les ruines d’un temple, mais jamais porter secours à des civils. Cela donne le sentiment que le pouvoir militaire est au chevet du clergé bouddhiste, pas du peuple. C’est pourquoi j’ai inclus à la fin du documentaire ces regards caméra d’hommes et de femmes seuls au milieu d’un champ de ruines. Cela résume bien le dénuement dans lequel sont les Birmans. Et comme le dit un civil interviewé à la fin : « Notre pays n’a pas attendu le séisme pour être en ruine. »
Que pensent les Birmans de l’armée après cette énième catastrophe ?
On sent la colère du peuple contre la junte. L’armée leur fait peur, et pour autant elle n’est pas très visible. Rien à voir avec la Chine, où j’ai été correspondant et où l’on croise des policiers à chaque coin de rue. En Birmanie, ils sont quasiment invisibles. Malgré cette peur, après le séisme, j’ai pu interviewer des civils qui osent parler, parfois avec des mots très durs, l’un comparant la junte à un cancer. Un autre m’a carrément dit que c’est un État gangster. Même ceux qui préféraient ne pas parler de la junte répondaient par des silences qui en disaient long.
Quel sera le vrai bilan de cette catastrophe ?
Reprenant les chiffres de certains médias locaux et de l’opposition, je m’en tiens à leur bilan, plus de 4 000 morts. Ma source au centre de sismologie estime un total autour de 5 000. C’est en tout cas plus que ce que la junte annonce.
Contrairement au tremblement de terre en Turquie et en Syrie de 2023, qui s’était produit en pleine nuit, avait surpris les populations dans leur lit et avait fait près de 60 000 morts, celui en Birmanie s’est produit en plein jour, et beaucoup de gens ont pu s’échapper des bâtiments avant qu’ils ne s’effondrent. Sans cela, le bilan aurait sans doute été beaucoup plus lourd.
Ce conflit est peu couvert. Comme je suis basé en Asie, cela fait partie de mon devoir de journaliste, de ma mission. Si nous n’y allons pas, cela deviendra un trou noir de l’information.
La tragédie birmane est beaucoup moins couverte que d’autres. Pourquoi prenez-vous ces risques pour informer dessus ?
J’ai un certain attachement pour ce pays. Je m’y suis rendu pour la première fois en 2019, avant le coup d’État. La Birmanie s’ouvrait, et sa jeunesse nourrissait plein d’aspirations. Voir ce pays sombrer, comme j’ai vu aussi Hongkong sombrer, vous donne envie de raconter ce qui s’y passe. C’est maintenant la troisième fois que j’y vais depuis le début de la guerre civile. Ce conflit est peu couvert.
Comme je suis basé en Asie, cela fait partie de mon devoir de journaliste, de ma mission. Si nous n’y allons pas, cela deviendra un trou noir de l’information. Quand j’ai eu ce visa, j’ai brièvement hésité. Cela pouvait être un piège, je pouvais être arrêté. Un confrère m’a dit : « Si tu as demandé le visa, c’est pour y aller. » Ça m’a décidé. Il y a enfin un engagement fort d’Arte vis-à-vis de la Birmanie, qui a diffusé déjà deux de mes documentaires, chez les Chins et dans l’État Karen. Il faut enfin saluer le travail de notre fixeuse, une journaliste courageuse qui a fait en sorte que tout se passe bien. Elle a su nous sortir de potentiels mauvais faux pas.
Par Jérémy André – Le Point – 9 mai 2025
Antoine Védeilhé, Birmanie clandestine : chronique d’un pays en ruines, 25 minutes, Arte Reportage. Samedi 10 mai, 18 h 50. En ligne dès vendredi 17 heures.
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