Les corps usés de la ruée vers l’or
De l’eau jusqu’au thorax, deux hommes creusent à l’aide de pelles les parois du torrent. Chaque coup mobilise tous leurs muscles, tant l’effort est grand. Les corps sont sveltes, mais ne faiblissent pas, pendant près d’une heure.
Leur mission, bien rodée, est de déblayer cette roche faite de boue et de cailloux. Ils la passent ensuite aux femmes situées juste derrière, un tamis en bois – un batéa, comme on les appelle ici – dans les mains.
Elles sont deux à trier les cailloux de la terre, la terre du sable, puis le sable des potentielles pépites d’or. « Voici quelques morceaux », indique une femme, en désignant quelques fines particules au fond du batéa.
Sous un soleil lourd et éclatant, les pépites brillent, comme les yeux de Wadi, chercheuse d’or de 48 ans. Mère de trois enfants, cette femme qui mesure 1,50 m passe trois journées par semaine le long d’une rivière de la région de Sukhirin. Un travail exténuant, qui use peu à peu les corps.
J’ai mal aux jambes, aux bras et aux pieds. Mais il faut travailler, je dois m’occuper de mes enfants.
Wadi, chercheuse d’or
Originaire de la province de Surin, située dans le nord-est du pays, elle est venue ici avec ses parents en 1976, dans le cadre d’un programme de repeuplement de la région par le gouvernement thaïlandais. « Ils nous ont envoyés ici, car nous sommes bouddhistes, pour nous mélanger à la communauté malaise, musulmane. Il y a parfois eu des tensions, mais aujourd’hui, nous cohabitons sans problème. » Selon Deep South Watch, au moins 7594 personnes ont été tuées dans ce conflit méconnu, entre janvier 2004 et avril 2024. Des affrontements et attaques à la bombe ont toujours lieu, et la loi martiale est encore en vigueur dans cette partie du pays.
« C’est dur, mais je tiens »
Dans le village de Ban Ai Ka Po, peuplé de 3000 âmes, la plupart sont fermiers dans des plantations d’hévéa – arbre à caoutchouc – et pratiquent l’orpaillage pendant leur temps libre. Après plus d’une heure à bûcher dans la rivière, Thaweep, 48 ans, souffle enfin, masque de plongée encore sur le visage. « Je viens chaque jour et je passe entre trois et quatre heures dans l’eau. C’est dur, mais je tiens », lâche péniblement l’homme.
Quand il sent que son dos le lance, ou que ses cervicales sont bloquées, il prend quelques antidouleurs, et peut compter sur sa femme, Than. « Elle me fait un massage », blague-t-il avant de serrer dans ses bras sa femme, également orpailleuse.
Thaweep explique gagner entre 400 et 500 bahts par jour, environ 18 dollars canadiens, et jusqu’à 6000 bahts, soit 250 dollars canadiens, « quand il a de la chance » et trouve un gros caillou. Cela ne lui est arrivé qu’une fois, il y a deux ans : cinq grammes d’un coup. Depuis, Than et lui changent régulièrement d’endroit le long de la rivière, car les courants charrient le sable et les pierres précieuses lovées dedans. Ils doivent lever le pied de mai à octobre, durant la saison des pluies, car les inondations et les fortes crues empêchent d’exploiter les sols. En ce mois de mars, les travailleurs sont nombreux dans la rivière.
La poussière d’or est récupérée au fond du batéa à l’aide d’une vieille bouteille en plastique. Ces précieuses particules sont ensuite apportées chez les acheteurs du coin. « Ils nous en donnent un bon prix. Moi, j’attends de collecter près de deux grammes avant de vendre ce que j’ai trouvé », lâche fièrement Than. Tous finissent leur matinée, des oiseaux se réapproprient le territoire, et le bruit du ruisseau résonne dans la vallée.
Revenu d’appoint
À quelques kilomètres, dans le village de Ban Ton Thu Ruan, Chamon, 42 ans, pèse les quelques grammes qu’un orpailleur est venu lui vendre. Dans son atelier, qui sert également d’épicerie, il est l’un des cinq petits acheteurs de la province depuis 2015. Lorsqu’il récupère les poussières d’or, il les fond à l’aide d’un chalumeau, pour en faire des morceaux solides et compacts. Ce matin, il accepte de nous montrer un fragment, presque aussi épais que sa pupille.
Le prix de l’or est bon en 2025, il a triplé. Ce qui est important, c’est de vérifier le pourcentage d’or, dans ce caillou, par exemple, il y a 96 % d’or. Parfois, c’est moins. J’achète un gramme environ 1000 bahts [41 dollars canadiens] et je le revends autour de 3070 bahts [138 dollars canadiens].
Chamon, acheteur d’or
Pour la revente, Chamon prend l’avion plusieurs fois par mois jusqu’au quartier de Chinatown à Bangkok. Ses précieuses pépites dans le sac, il se rend à Yaowarat Road pour aller rétrocéder son trésor. Selon la légende, cette rue des bijoutiers posséderait la plus grande concentration d’or d’Asie du Sud-Est.
L’orpaillage de ces particuliers, pourtant illégal en Thaïlande, n’attire pas l’ire des autorités locales, bien plus occupées à gérer l’insécurité dans la région. L’utilisation de machines est néanmoins bien proscrite. « J’ai arrêté d’utiliser un engin pour creuser dans le sol il y a 10 ans, les militaires m’avaient menacé », précise Udom, chef de village de 56 ans.
Également chercheur d’or, il se méfie de notre présence et se justifie instantanément. « Cela ne détruit ni l’environnement ni les rivières. C’est juste un passe-temps, rien de plus. » Bien qu’amateur chez ces villageois, cette pratique comporte tout de même des risques de déboisement et de détérioration de l’espace naturel.
De retour dans la rivière, un homme de 79 ans s’attelle à remuer la terre avec une binette qui semble encore plus âgée que lui. Boao, originaire de Narathiwat, est chercheur d’or depuis 30 ans. « Je ne suis jamais devenu riche, mais cela m’a permis de nourrir ma famille [une femme et trois enfants] et de construire ma maison », confie le doyen, torse nu et bâti comme un roc. Visiblement épuisé, il sort doucement de l’eau, et se rhabille avant de rentrer au village. Quelques heures de repos avant de revenir, le lendemain.
Par Paul Boyer – La Presse (.ca) – 12 mai 2025
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