La production de drogues, un fléau ancré dans l’histoire et l’économie de la Birmanie
Plaque tournante en Asie du Sud-Est, la Birmanie est le premier producteur mondial d’opium et inonde la région avec de la méthamphétamine bon marché. La guerre entre la junte et les groupes rebelles engendrée par le coup d’État de 2021 a favorisé la production et le trafic de drogues. Mais le phénomène a toujours existé dans ce pays instable.
Plongée dans une guerre civile sans fin, la Birmanie a sombré dans une spirale de violences, surtout depuis le coup d’État de 2021. La junte au pouvoir affronte des dizaines d’organisations armées issues de minorités ethniques et de groupes pro-démocratie. L’instabilité politique, l’inflation généralisée, les troubles sociaux, les pénuries alimentaires favorisent le développement de la production et du trafic de stupéfiants, en particulier d’opium, d’héroïne et de méthamphétamine.
La Birmanie est redevenue en 2023 le premier producteur mondial d’opium, dépassant l’Afghanistan qui lui avait ravi la première place en 1991. Le gouvernement taliban a en effet lancé une vaste campagne de répression contre cette culture, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Le pavot à opium génère des revenus estimés entre 589 millions de dollars et 1,57 milliard de dollars, soit l’équivalent de 0,9% à 2,4% du produit intérieur brut de 2023, estime l’ONUDC.
Mais le pays est aussi un point névralgique de la production de méthamphétamine. Les saisies de cette drogue de synthèse ont atteint un record en 2024 avec 221 tonnes découvertes en Asie du Sud-Est. La très grande majorité provient de Birmanie, de Thaïlande et du Laos. Déjà dans son rapport de l’année dernière, l’ONUDC estimait que « le volume record des saisies, accompagné d’une baisse globale des prix (…), sont des signes clairs que l’échelle de la production et du trafic de méthamphétamine en provenance du triangle d’or a considérablement augmenté ». Une tendance confirmée par les dernières analyses de l’agence publiées en mai dernier.
Région montagneuse et frontalière avec la Chine, le triangle d’or est depuis longtemps un foyer de la production et du trafic de drogue, qui inonde l’Asie et au-delà. Cette zone au confluent du Mékong et du Ruak inclut le nord-ouest de la Thaïlande, le nord du Laos et l’État Shan en Birmanie. Ce dernier « demeure l’épicentre de la production de drogues synthétiques » pour le continent, affirme l’agence onusienne, tout en étant la région historique de production d’opium. Car si le coup d’État de 2021 a favorisé le phénomène, la Birmanie a toujours été une plaque tournante.
Ressors historiques
Dès le XIXe siècle, les populations venues de Chine ayant migré en Asie du Sud-Est ont amené avec elles la culture du pavot. La production d’opium est néanmoins restée peu importante pendant longtemps. Elle a commencé son essor sous domination britannique, où la contrebande birmane faisait concurrence à la production légale en Inde, taxée par les Anglais. Mais son développement s’est accentué après la Seconde Guerre mondiale, avec la fuite des troupes nationalistes chinoises du Kuomintang. Ces dernières se sont installées dans la région et ont instrumentalisé l’économie de l’opium pour s’autofinancer dans leur lutte contre les communistes ayant pris le pouvoir en Chine.
L’indépendance du pays n’a pas arrangé la situation. Car depuis 1948, les gouvernements successifs font constamment face à de nombreuses rébellions séparatistes. La Birmanie est composée de multiples ethnies, dont certaines se battent pour leur indépendance depuis des décennies, comme les Karens ou les Shans. « On parle de guerre civile depuis 2021, mais en réalité la guerre civile n’a jamais cessé depuis 1948 à l’échelle du territoire du pays. C’est l’un des conflits de ce type les plus anciens au monde », souligne Pierre-Arnaud Chouvy, géographe chargé de recherche au CNRS.
« Dans son intégrité territoriale, la Birmanie n’a jamais été en paix », résume ce spécialiste en géopolitique des drogues. Et durant cette longue histoire des rébellions ethniques et de confits territoriaux, « on remarque des effets de synergie entre l’économie de la guerre et l’économie de la drogue », pointe le chercheur. Les seigneurs de guerre, comme le célèbre Khun Sa, sont aussi des parrains de la drogue, et leurs milices indépendantistes sont aussi des réseaux de trafiquants.
Économie de guerre
Certains groupes armés ont été soutenus, et le sont encore parfois, par des puissances étrangères. Mais ces financements ne suffisent pas forcément et s’épuisent tôt ou tard. Or, « une fois que ces subsides étrangers se tarissent, et si vous avez une économie de l’opium déjà installée, de façon assez logique, elle se développe en moyen de ressources pour servir à financer l’économie des conflits », explique le géographe. Pour survivre et poursuivre leur lutte, les rebelles ont besoin d’argent et la drogue est un marché très lucratif. Mais ce commerce ne profite pas seulement aux milices opposées au régime, certains groupes pro-junte en bénéficient aussi.
« De nombreux éléments démontrent la complicité de groupes des deux camps », expliquait le représentant de l’ONUDC pour l’Asie du Sud-Est à Voice of Amercia en 2022. « Certains groupes ont un besoin important de liquidités pour se financer et disposent de peu de sources de revenus ou d’options, tandis que d’autres groupes, qui ont ou avaient des options, estiment que les drogues sont tout simplement plus viables compte tenu du contexte économique. » Des organisations importantes comme l’United Wa State Army (UWSA), l’Alliance des trois fraternités et beaucoup d’autres sont soupçonnées d’être impliquées dans le trafic à différents degrés.
Quand ils ne supervisent pas directement le commerce, ces groupes peuvent gérer les itinéraires de contrebande, taxer la production, faire payer le passage des cargaisons… Et en l’absence d’un gouvernement central fort, ils contrôlent des zones entières qu’ils gèrent comme ils l’entendent. Soit parce qu’il y a un « déficit de contrôle politico-territorial » par les autorités, soit parce qu’ils ont un accord avec ces dernières, souligne Pierre-Arnaud Chouvy. Ce qui « permet la culture de milliers d’hectares de pavot et rend tout à fait faisable l’implantation de laboratoires de production d’héroïne ou de méthamphétamine, faciles à installer ».
Question agraire
D’autant qu’en Birmanie, l’opium fait partie de l’économie locale et du système agraire. « En raison de l’insuffisance alimentaire, certaines populations rurales ont recours à l’économie de l’opium en tant qu’économie de rente, pour pallier les déficits de productions vivrières », poursuit Pierre-Arnaud Chouvy. Une famille rurale moyenne est en mesure de produire du riz pour être autosuffisante pendant 3 à 6 mois. Elle a donc besoin d’une production de rente pour acheter le riz qui lui permettra de se nourrir pendant le reste de l’année. C’est là que l’opium intervient. Les agriculteurs cultivent le pavot et vendent leur production à certaines milices ou de simples trafiquants.
Surtout que depuis 2021, le conflit a détruit les moyens de subsistance de nombreux Birmans, devenus vulnérables face au risque de famine. Environ 20 millions d’habitants, soit plus d’un tiers de la population, ont besoin d’une aide humanitaire, ont recensé les Nations unies fin décembre 2024. Dans ce contexte, certains n’ont pas eu d’autre choix que de se tourner vers des marchés illicites pour joindre les deux bouts. Si l’économie de l’opium n’est pas nouvelle et bien ancrée en Birmanie, elle a pris une autre ampleur ces dernières années.
Modernisation du secteur
L’ONUDC s’inquiète notamment de la sophistication d’un secteur qui s’organise. Aujourd’hui, si les volumes augmentent, c’est que les champs de pavot sont pensés pour une productivité maximale, on voit apparaître des systèmes d’irrigation perfectionnés et, fait nouveau, certains cultivateurs utiliseraient même de l’engrais pour augmenter les rendements de leurs plantations. Ce n’est en effet pas tant la surface cultivée qui progresse, que le rendement. En 2023, un hectare de pavot birman permettait de produire 20 kilos d’opium, contre la moitié quelques années auparavant.
La production d’opium sec était estimée à 1 080 tonnes en 2023. Un chiffre important mais à relativiser au regard de l’histoire du pays, qui – par exemple – a produit un maximum historique de 1791 tonnes en 1993. Le fait est que la production n’avait pas atteint de tels sommets depuis plus de vingt ans. Et la tendance était à la baisse depuis 2013, favorisée par la démocratisation du pays et un boom économique nourri par l’afflux d’investissements étrangers. Un recul que les affrontements engendrés par le coup d’État de 2021 ont anéanti.
L’agence onusienne note néanmoins une baisse en 2024, avec 995 tonnes, principalement attribuée à la saturation du marché régional d’héroïne, qui pourrait pousser la production à ralentir face à la chute des prix. Mais la Birmanie reste le principal fournisseur d’opiacés dans la région, et au-delà, d’Océanie. Alors que par ailleurs, les drogues synthétiques produites dans le triangle d’or inondent les pays voisins, l’Inde, le Bangladesh ou le Vietnam, mais pas seulement : des saisies importantes ont été effectuées ces dernières années en Australie et en Arabie saoudite.
« Les conditions sous-jacentes à la fabrication de drogues synthétiques et autres dans l’État Shan, telles que la myriade de groupes armés non étatiques et les problèmes de gouvernance qui en découlent, demeurent intactes, analyse l’ONUDC dans son dernier rapport. Les conflits de plus en plus intenses (…) ont encore accru la dépendance à l’égard des produits liés à la drogue tout en perturbant les réponses des services de répression. Dans le même temps, certaines régions de Birmanie, notamment celles connues pour leur production de drogues synthétiques à grande échelle, sont restées relativement stables. La combinaison de l’intensification du conflit et de la stabilité durable dans les zones de production clés a créé un environnement propice à l’expansion de la fabrication et du trafic de méthamphétamine à partir du Birmanie, qui affecte les pays de la région et au-delà ».
Polycrise
Les perspectives semblent donc bien sombres. Les analystes redoutent que le conflit actuel n’aggrave une situation déjà critique dans un pays confronté à une « véritable polycrise ». « Il y a des effets de synergie entre différentes crises; politique, géopolitique, environnementale, alimentaire », pointe Pierre-Arnaud Chouvy, sachant que le trafic de drogue est profondément ancré dans l’histoire et l’économie de la Birmanie. Une situation complexe aux enjeux et ramifications multiples à laquelle aucun gouvernement central, que ce soit à Rangoun ou Naypyidaw, ne s’est sérieusement attaqué, y compris le gouvernement semi-civil d’Aung San Suu Kyi (2016-2021).
« Est-ce que l’économie de la drogue alimente le problème ou est-ce qu’il est la conséquence d’un problème plus vaste, plus profond ? interroge le géographe. Si vous supprimez une des seules productions agricoles de rente dans un des pays les plus pauvres du monde, est-ce que ça peut aider à régler les problèmes du pays ? Si on était en mesure de supprimer l’économie de l’opium du jour au lendemain, un peu comme l’ont fait les talibans en Afghanistan, cela aurait des conséquences désastreuses, économiquement et en termes humanitaires, en Birmanie. »
Depuis des décennies, les ONG, les experts et l’ONU réfléchissent donc à des politiques de développement alternatif. Les conclusions sont souvent les mêmes : il faut s’attaquer aux racines qui permettent à la guerre et aux industries illicites de prospérer. À savoir la pauvreté, le manque d’infrastructures, d’accès aux soins et à l’éducation, l’absence de moyens pour les populations locales de gagner leur vie et de s’alimenter convenablement. Mais pour cela, il faut de la stabilité politique. « Tant qu’on n’a pas réglé les facteurs, les moteurs, les mécanismes de la crise politique birmane, et qu’on n’a pas réglé le conflit, comment est-ce que vous voulez assurer le développement économique du pays ? », résume Pierre-Arnaud Chouvy.
Par Baptiste Condominas – Radio France Internationale – 24 juin 2025
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