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Cambodge entre deux feux : Les armes de Washington, l’ombre de Pékin et une frontière qui s’enflamme

La fin de l’embargo et le retour des généraux américains

La décision de Washington de lever, après quatre ans, l’embargo sur les fournitures militaires au Cambodge n’est pas un simple ajustement technique. C’est un signal politique clair. Les États-Unis ont choisi de récompenser le « renouvellement de l’engagement » de Phnom Penh dans la coopération en matière de défense et dans la lutte contre la criminalité transnationale, en rouvrant la voie aux ventes d’armes — désormais autorisées au cas par cas — et en relançant l’exercice bilatéral Angkor Sentinel, interrompu depuis 2017.

Il ne s’agit pas seulement de quelques formations prestigieuses dans les académies militaires américaines. C’est la tentative de ramener le Cambodge dans un périmètre de sécurité piloté par les États-Unis, après des années durant lesquelles le pays avait été perçu comme un avant-poste de la stratégie chinoise en Asie du Sud-Est.

Un petit pays, une grande base et la longue main de Pékin

L’embargo de 2021 était né des inquiétudes concernant la dérive autoritaire du régime, l’érosion de l’espace démocratique et, surtout, la présence militaire croissante de la Chine.

La reconstruction de la base navale de Ream, sur la côte méridionale, dans la zone contestée de la mer de Chine méridionale, avait été interprétée comme un élément d’un dessein plus large : faire du Cambodge une plateforme de la « Nouvelle route de la soie » maritime.

Avec son nouveau quai en eaux profondes et son bassin de radoub, Ream a souvent été décrite comme la deuxième base navale chinoise à l’étranger, après Djibouti. Phnom Penh a toujours nié tout usage exclusif par la Chine, affirmant que la base serait ouverte à toutes les marines « amies ». Et, de fait, depuis sa réouverture, des navires de guerre japonais, australiens, vietnamiens, russes, chinois et même une unité américaine ont fait escale dans les ports cambodgiens.

Mais le doute quant au rôle privilégié de Pékin ne s’est jamais dissipé.

Les États-Unis et la campagne pour briser l’orbite chinoise

La levée de l’embargo s’inscrit dans la stratégie américaine visant à contenir l’ascension chinoise : récompenses militaires et économiques pour ceux qui s’éloignent de l’orbite de Pékin, pressions et sanctions pour ceux qui y demeurent.

Le Cambodge, « petit mais décisif » dans le puzzle sud-est asiatique, devient un terrain d’essai. En offrant formation, exercices conjoints et accès ciblé à certains systèmes d’armes, Washington espère compenser des années d’investissements chinois dans les infrastructures et les bases.

Ce n’est pas un retour désintéressé : c’est un pari géostratégique. Si Phnom Penh se rapproche, les États-Unis gagnent un point dans la bataille pour le contrôle des routes maritimes, des ports et des chaînes logistiques reliant l’océan Indien au Pacifique.

La frontière avec la Thaïlande : Un front qui dément la rhétorique de la paix

Alors que Washington vante la « recherche de paix et de sécurité » du Cambodge, la réalité du terrain raconte autre chose. Le long de la frontière contestée avec la Thaïlande, un siècle de cartes incomplètes et de lignes jamais clairement définies continue de produire du sang.

Au moment même où l’on annonçait la fin de l’embargo, des soldats échangeaient des tirs : un mort, plusieurs blessés, et Bangkok comme Phnom Penh s’accusant mutuellement. Mines nouvellement posées, violations du cessez-le-feu, villages que l’une considère comme « siens » et que l’autre revendique comme « occupés illégalement ».

Derrière les formules diplomatiques, la frontière reste un front ouvert où chaque incident peut faire exploser des accords patiemment négociés — y compris par les États-Unis eux-mêmes.

Mines, déplacés et trêves fragiles

La guerre non déclarée entre le Cambodge et la Thaïlande a déjà fait, en quelques mois, des dizaines de morts et des centaines de milliers de déplacés temporaires. Les mines antipersonnel, anciennes comme récentes, sont le fil barbelé invisible qui relie passé et présent.

Selon les analyses de ces derniers mois, certaines explosions ne seraient pas dues à des mines héritées des conflits du passé : plusieurs auraient été posées récemment, comme instrument de pression territoriale.

Chaque détonation devient le prétexte à une nouvelle escarmouche, chaque soupçon ronge la confiance dans des cessez-le-feu obtenus sous l’égide de Washington. Ainsi, tandis que les États-Unis s’efforcent de ramener Phnom Penh dans leur orbite, le risque est de fournir des armes à un pays encore plongé dans des logiques de conflit frontalier.

Isolement intérieur, criminalité transnationale et risque de dérive

Il existe aussi un front intérieur. Le Cambodge est aujourd’hui plus isolé qu’il n’y paraît sur les photos officielles. Le retrait d’une partie des investissements chinois a laissé un vide rempli par des réseaux criminels internationaux : trafic d’êtres humains, escroqueries numériques, rackets de toute nature.

Dans ce contexte, la réouverture des canaux militaires avec Washington peut avoir un double effet. Dans le meilleur des cas, elle renforce des structures étatiques capables de lutter contre la criminalité et de stabiliser les zones frontalières.

Dans le pire, elle nourrit de nouvelles ambitions de puissance régionale dans un système politique opaque, où la frontière entre sécurité nationale, répression interne et intérêts privés des élites est loin d’être nette.

Le choix de Phnom Penh et la marge de manœuvre de Washington

Pour le Cambodge, le retour du soutien militaire américain est une occasion de rééquilibrer sa politique étrangère et de ne plus être perçu comme une simple pièce de l’échiquier chinois. Pour Washington, c’est la possibilité de revenir dans une zone où la présence de Pékin semblait consolidée.

Mais aucun des deux acteurs ne maîtrise l’ensemble du tableau. La frontière avec la Thaïlande, les dynamiques internes du régime cambodgien, la rivalité entre grandes puissances et le comportement des voisins — du Vietnam à la Chine — détermineront si cette ouverture deviendra un facteur de stabilité ou un élément supplémentaire de tension.

Un équilibre fragile entre bases navales et mines antipersonnel

La fin de l’embargo sur les armes montre que la compétition entre les États-Unis et la Chine entre dans une phase plus subtile : moins d’alliances spectaculaires, davantage de réseaux militaires discrets, de symboles et de pressions croisées.

Au milieu, un petit pays doté d’une base navale agrandie par Pékin, d’une frontière inflammable avec la Thaïlande et d’un système politique marqué par l’autoritarisme et la criminalité.

Washington parie sur l’idée que formation et coopération mèneront Phnom Penh vers la « paix et la sécurité ». Mais tant que la frontière continuera à produire explosions et déplacés, et tant que les grandes puissances considéreront ces côtes comme des pièces de leur rivalité, une question restera ouverte : construit-on réellement la sécurité, ou ne fait-on que déplacer, un peu plus loin, la ligne du prochain conflit ?

Par Giuseppe Gagliano – Lediplomate.media – 23 novembre 2025

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