Le combat d’Alex Aung Khant, petit-neveu d’Aung San Suu Kyi, pour la Birmanie libre
Exilé à Paris depuis le coup d’Etat militaire du 1er février 2021, le petit-neveu de l’ancienne dirigeante birmane, prix Nobel de la paix en 1991, poursuit la lutte au sein de l’opposition birmane. Rencontre.
La capitale française accueille toujours des dissidents arrachés à leurs patries pour avoir défendu la liberté. Ce matin, non loin du Port de l’Arsenal, nous retrouvons Alex Aung Khant, 29 ans, membre de la « Ligue nationale pour la démocratie » , le parti d’opposition historique en Birmanie, renversé il y a un an par un coup d’État militaire.
« Le jour du putsch, je me suis enfui de chez moi à trois heures du matin, et je ne suis pas revenu depuis, se souvient le jeune homme, qui impressionne par sa maturité. Je suis resté un mois à Rangoun pour participer aux manifestations, avant de franchir la frontière thaïlandaise, à travers la jungle. » Le choix de Paris était une évidence pour ce diplômé de Sciences Po, fils d’une employée de l’ambassade de France à Rangoun, où le géant pétrolier Total attire une forte communauté française.
Notre interlocuteur ne précise pas l’importance du rôle de sa famille en Birmanie. La tante de son père n’est autre que Aung San Suu Kyi, respectueusement appelée « the Lady » (la Dame), prix Nobel de la paix en 1991. Cette dernière est la fille du général Aung San, père de l’indépendance de cette ancienne colonie britannique, divisée entre la majorité Bama (birmane) et les ethnies minoritaires Kachin, Karens, Kayah ou Chins. « La monarchie abolie par les Anglais en 1885 manque à la Birmanie, décrypte Alex Aung Khant. Les seules institutions qui lui ont survécu sont l’armée et les moines bouddhistes ».
En 1947, Aung San est assassiné après avoir négocié le départ des Britanniques et conclu un accord avec les ethnies. Sa disparition précède une guerre civile qui dure jusqu’à aujourd’hui. En 1962, les généraux commandant la Tatmadaw (forces armées) prennent le pouvoir, au nom de l’unité du pays menacée par les ethnies rebelles, dont le christianisme professé par certaines, comme les Karens, est un facteur aggravant pour ces nationalistes bouddhistes.
Alex Aung Khant grandit à Rangoun dans un foyer sous surveillance, avec quatre soldats en civil postés dans la rue. « Ils changeaient tous les trois mois, pour ne pas se lier d’amitié avec nous ! » Leur voisin est Charles Bo, archevêque de la capitale birmane depuis 2003. « Je lui ai demandé de m’apprendre le latin, sourit-il, regardant avec bienveillance les chrétiens en Birmanie. Ils ont l’intelligence d’utiliser des mots bouddhistes dans la Bible : l’amour a été traduit par mettā, une notion qui signifie l’altruisme. »
« Ce fut un choc énorme pour elle de devenir célèbre »
Sa grande-tante Aung San Suu Kyi est également en résidence surveillée à Rangoun, depuis 1989. Après de brillantes études à Oxford, elle avait fondé une famille au Royaume-Uni avec Michael Aris, spécialiste de l’Himalaya. Tandis qu’elle visite sa mère mourante à Rangoun, à l’été 1988, une révolution éclate contre la dictature. « Elle a vu le besoin d’un leader démocratique et elle a repris le rôle de son père. Mais ce fut un choc énorme pour elle de devenir célèbre », souligne son petit-neveu.
Le 26 août 1988, Aung San Suu Kyi prononce le premier discours de sa vie, devant 500 000 personnes massées dans la pagode Shwedagon, emblématique du bouddhisme birman. Suivent l’emprisonnement, le Prix Nobel en son absence, la séparation avec sa famille. Atteint d’un cancer de la prostate, Michael Aris ne revoit son épouse que cinq fois en dix ans, avant de mourir loin d’elle en 1999, malgré les efforts diplomatiques du pape Jean Paul II. Aung San Suu Kyi ne s’est jamais remariée.
Fragilisé en 2007 par des manifestations de moines, le régime accepte une certaine démocratisation. En 2010, la surveillance est levée sur la famille d’Alex Aung Khant, y compris sa grande-tante. « La première fois que je l’ai rencontrée, je ne savais pas quoi lui dire », avoue-t-il. En 2015, la Ligue nationale pour la démocratie triomphe aux élections libres. Aung San Suu Kyi devient de facto chef du gouvernement, et amorce une cohabitation avec les généraux. Intégrant son cercle restreint, Alex Aung Khant est un des principaux stratèges de la campagne électorale de 2020, à nouveau remportée par la Ligue.
Dégoût du « fétichisme occidental » envers sa grande-tante
Entre-temps, Aung San Suu Kyi est conspuée par les mêmes médias occidentaux qui l’avaient porté aux nues. A partir de 2015, réprimant une insurrection islamiste, l’armée persécute les Rohingyas, minorité d’origine bangladaise et musulmane. Environ 740 000 se réfugient au Bangladesh, et la Birmanie est accusée de génocide devant la Cour internationale de La Haye.
Pour ménager les généraux, mais aussi par patriotisme birman, Aung San Suu Kyi défend son pays pied à pied. « Je suis triste qu’elle ait sacrifié son image internationale », regrette Alex Aung Khant, soulignant là une erreur stratégique. « La Dame prônait la non-violence, qui n’est pas l’impuissance ! Or, son image lui permettait de faire jouer le rapport de force face aux militaires. »
Néanmoins, l’exilé politique ne cache pas son dégoût du « fétichisme occidental » envers sa grande-tante. « Vous avez vu en elle Jeanne d’Arc, Mère Teresa et la princesse Diana, en ignorant sa propre personnalité ! » Et de brosser le portrait intime de son aïeule, âgée de 76 ans, ployant sous le poids de sa responsabilité historique, dévorant les livres et gâtant son chien, cadeau de son fils Kim. « C’est une femme introvertie, traumatisée, toujours amoureuse de son mari… Elle a besoin de compréhension et de compassion », plaide Alex Aung Khant.
Malgré les gages donnés aux militaires, le sort d’Aung San Suu Kyi est scellé après les élections de novembre 2020. « Notre pari était de changer le système de l’intérieur, mais les généraux n’ont jamais accepté de partager le pouvoir. » Le 1er février 2021, l’armée revient aux commandes du pays. « J’ai parlé avec ma grande-tante deux semaines avant le coup d’Etat, qu’elle pressentait, confie Alex Aung Khant. Je lui ai conseillé d’enregistrer une vidéo pour le peuple et le monde, à diffuser si elle était arrêtée. Elle n’a pas eu le temps, et elle détestait les réseaux sociaux ! La Dame m’a demandé d’aller chez elle à Rangoun détruire ses disques durs, ce que j’ai fait. » Détenue dans un lieu secret, Aung San Suu Kyi, a été condamnée le 10 janvier 2022 à quatre ans de prison.
« Le pays ne peut pas revenir en arrière »
« Je suis très fier d’elle, témoigne son petit-neveu. Mais elle a offert sa compassion à des gens qui n’en voulaient pas. » Il refuse désormais tout compromis avec la Tatmadaw. Son visage trahit une colère froide envers l’archevêque Charles Bo, créé cardinal par le pape François en 2015, qui a accepté de recevoir le général Min Aung Hlaing, chef de la junte, la veille de Noël 2021, alors que des paysans chrétiens étaient brûlés vifs par l’armée dans l’Etat kayah. « Il n’y a pas de gris entre le Yin et le Yang », fulmine-t-il.
A Paris, l’opposant milite pour le Gouvernement d’unité nationale (NUG), allié à la majorité des ethnies rebelles. La décision de Total de quitter la Birmanie, le 21 janvier dernier, galvanise le camp pro-démocratie, qui a appelé à une grève générale le 1er février 2022, pour l’anniversaire du coup d’Etat. Pourtant, la Tatmadaw, soutenue par la Russie, demeure puissante. « Le pays ne peut pas revenir en arrière, veut croire Alex Aung Khant. Pendant dix ans, toute une génération a goûté à la liberté, c’est impossible d’y renoncer ! »
« Ce sont nous, les jeunes de Rangoun, qui allons vous montrer ce qu’est la démocratie ! »
Avec d’autres, l’ancien élève de Sciences Po est en train de réinventer la Birmanie. Ils rêvent d’un pays fédéral, où les militaires obéissent à un gouvernement civil. Plus que sa grande-tante, il cite Aung Myo Min, 53 ans, ministre des droits humains et ouvertement homosexuel, comme une des figures à suivre. « Notre élan dépasse Aung San Suu Kyi. Après sa libération, je lui souhaite d’achever sa vie dans la méditation, comme le recommande le bouddhisme. »
La faim démocratique de notre interlocuteur tranche avec le marasme électoral dans laquelle la France semble plongée. « Je ne me rappelle pas la dernière fois où les Français ont voté “pour” un candidat, et non “contre” lui ! », lance-t-il, jugeant sévèrement les progrès en Occident de la Cancel Culture, le bannissement des opinions jugées inacceptables, lui qui n’a glissé un bulletin dans l’urne que deux fois, en 2015 et en 2020. « Si vous bridez la liberté d’expression, à quoi sert-elle ? Ce sont nous, les jeunes de Rangoun, qui allons vous montrer ce qu’est la démocratie ! »
Le petit-neveu est-il déjà l’héritier de sa grande-tante ? « Si un jour, je suis nommé à un poste, il faudra assurer une véritable diversité autour de moi », botte-t-il en touche. Puis, il nous montre sur son portable cette photo de Birmans qui manifestent au péril de leur vie, déployant une banderole avec les mots de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême ». Comme si le destin de sa grande tante l’avait vacciné contre l’idolâtrie. Alex Aung Khant repart vers la Place de la Bastille. Au loin, le Génie de la Liberté, trônant au sommet de la colonne de Juillet, semble accompagner le jeune homme birman.
Par Pierre Jova – La Vie – 31 janvier 2022
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