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Chhim Sithar, syndicaliste au Cambodge : « C’est notre devoir de continuer à parler et à nous rassembler pour nos droits »

À 36 ans, Chhim Sithar sort tout juste de deux années derrière les barreaux. La syndicaliste avait été reconnue coupable « d’incitations » à semer le trouble dans l’ordre public par le régime cambodgien. Son tort ? Avoir défendu les droits des travailleurs du casino Nagaworld, le plus grand établissement de jeu du Cambodge, situé en plein cœur de la capitale, Phnom Penh.

En 2021, quelque 1.300 employés du casino, principalement des membres du syndicat qu’elle dirige, le Labor Rights Supported Union of NagaWorld Employees (LRSU), avaient été licenciés sous couvert de mauvaises performances économiques liées aux conséquences de la pandémie de Covid-19. L’entreprise, cotée à la bourse de Hong Kong, a pourtant déclaré plus de 22 millions de dollars de bénéfices avant impôts cette année-là.

Pour Chhim Sithar, ces licenciements visaient principalement à saper l’influence du LRSU au sein de l’entreprise. Le syndicat était en passe de représenter la moitié des employés du casino ce qui, selon le droit cambodgien, lui aurait permis de participer aux négociations collectives annuelles. En réponse, la dirigeante syndicale a mené une série de mobilisations exigeant notamment la réintégration des salariés licenciés. Ces manifestations ont compté parmi les plus grandes qu’a vues le Cambodge en dix ans, jusqu’à son arrestation en janvier 2022.

Son combat a dépassé les frontières du Cambodge : plusieurs fédérations syndicales internationales, comme la Confédération syndicale internationale, ou organisations de défense des droits humains, comme Amnesty International, se sont mobilisées sur son cas. En février 2023, elle a également reçu le prix de Défense des Droits humains du secrétariat d’État américain.

Pour Equal Times, Chhim Sithar revient sur son engagement pour la défense des droits des travailleurs au Cambodge, ses années de détention, et ses projets futurs, alors que le conflit social n’est toujours pas résolu à Nagaworld.

Vous avez été libérée le 16 septembre 2024, après avoir passé deux ans derrière les barreaux au centre correctionnel de détention n°2 de Phnom Penh. Pouvez-vous nous décrire vos conditions de détention ?

C’était très difficile, principalement à cause de la surpopulation carcérale. La cellule mesurait environ 55 mètres carrés et nous étions une soixantaine de détenues quand je suis arrivée, avec seulement un toilette et une arrivée d’eau pour se laver et nettoyer ses vêtements. À la fin de ma détention, les choses s’étaient améliorées un peu, car nous n’étions « plus que » 40 personnes dans la cellule. Par chance, les gardes et autres détenues me traitaient bien.

Au Cambodge, certaines figures publiques sont particulièrement mal traitées en prison, mais ça n’a pas été mon cas. Mes codétenues avaient eu vent de mon combat pour les employés de Nagaworld et me respectaient pour ça : j’avais droit à un peu plus de place pour dormir. C’était également assez facile pour moi d’avoir la visite de ma famille et de me faire apporter de la nourriture de l’extérieur pour ne pas manger les plats infects préparés en prison.

Vous avez purgé votre peine. Quelle est la suite pour vous ? Allez-vous reprendre le combat pour les employés de Nagaworld, et dans quel but ?

La mobilisation des employés de Nagaworld ne s’est jamais totalement arrêtée, même pendant mon incarcération. Maintenant que je suis sortie, je vais reprendre la tête de la lutte pour faire respecter nos droits. À la suite des licenciements en 2021, nous avions neuf demandes et aucune d’entre elle n’a obtenu de réponse satisfaisante.

Elles peuvent se scinder en quelques points principaux : le rétablissement des salariés qui ont été licenciés, particulièrement les membres du syndicat, un dédommagement sérieux prenant en compte la perte financière de ceux qui ont été privés de leur emploi, et l’amélioration des conditions de travail, notamment par la mise en place de lignes directrices pour mieux protéger les travailleuses, qui sont régulièrement harcelées par les clients. Environ 400 des 1.300 salariés licenciés soutiennent encore le mouvement. Parmi eux, environ 80 employés, dont je fais partie, demandent à récupérer leur emploi.

N’avez-vous pas peur d’avoir à nouveau affaire à la justice en reprenant la lutte ?

J’ai toujours fait l’inverse de ce qu’on m’intimait de faire. Toute petite, j’allais là où mes parents me disaient de ne pas aller. Plus tard, on m’a dit que les études supérieures n’étaient pas faites pour les femmes : j’ai donc fait des études supérieures. Dans le cas de Nagaworld, je ne compte pas m’arrêter : je ne veux pas avoir passé deux ans en prison pour rien. Si je suis renvoyée en prison pour mon engagement syndical, qu’il en soit ainsi. J’ai aussi conscience que la répression peut aller plus loin, comme lors des grandes manifestations de 2014, où plusieurs personnes sont mortes alors qu’elles demandaient simplement de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire. Je suis prête à tous les scénarios, même les plus sombres.

Pourquoi continuer la lutte ?

J’ai la conviction que si on laisse Nagaworld violer librement le droit des travailleurs, d’autres entreprises suivront. Bien sûr, il existe des entreprises au Cambodge où le dialogue social se passe relativement bien. Mais la tendance est plutôt à la réduction des libertés des syndicats pour maximiser les profits des entreprises. Le pays a évidemment besoin des investissements des entreprises privées, mais il nous faut aussi des conditions de travail dignes, pas de l’exploitation. Seuls les syndicats indépendants peuvent initier ces changements pour que les travailleurs vivent mieux et travaillent dans de meilleures conditions.

Les manifestations des employés de Nagaworld font partie des plus grands mouvements sociaux de la dernière décennie au Cambodge. Mais elles ont été violemment réprimées par les autorités.

Comment la pression s’est-elle exercée sur vous et les manifestants ?

Les manifestations ont très vite dépassé le simple conflit social au sein d’une entreprise privée. Des chefs de communes allaient voir les familles des manifestants pour qu’elles les forcent à ne pas se joindre aux manifestations, leur disant que c’était un mouvement à l’encontre du gouvernement. Des agents des instituts de microfinance ont menacé plusieurs de nos membres de ne pas leur accorder de prêt s’ils se joignaient aux manifestations. Le gouvernement disait de nous que nous fomentions une ‘révolution de couleur’ [un verbatim souvent utilisé par le pouvoir pour qualifier les actions de ses opposants, NDLR], ce qui est évidemment ridicule : il s’agissait d’un conflit social avec une entreprise privée, pas d’une tentative de révolution !

À mon égard, la répression a été systémique et sans merci. Sauf erreur de ma part, je suis la seule dirigeante syndicale du pays à avoir écopé de deux ans de prison, soit la peine maximale pour le chef d’accusation « d’incitation » pour lequel j’ai été condamnée. Le gouvernement s’est servi de moi pour faire un exemple. A travers ma condamnation, le message envoyé était clair : « Nous ne voulons pas que d’autres s’inspirent de ton combat. Puisque tu ne veux pas t’arrêter, nous t’arrêtons ».

En juin, l’ONG de défense des droits humains CENTRAL a publié un rapport sur les barrières à la liberté d’association au Cambodge. L’organisation est depuis sous le coup d’une procédure administrative qui pourrait mener à sa fermeture.

Qu’est-ce que ce rapport et la réaction des autorités disent de l’état de la liberté d’association aujourd’hui au Cambodge ?

La situation des syndicats est très périlleuse. Après mon cas et celui de la LRSU, la récente attaque envers CENTRAL est particulièrement préoccupante. Si l’on écoute le gouvernement, le Cambodge serait le paradis des syndicats, avec plusieurs milliers d’organisations syndicales dans le pays. Mais les organisations de défenses du droit des travailleurs comme CENTRAL dépeignent une réalité très différente : le dernier rapport de l’organisation faisait mention des nombreuses violations du droit des travailleurs, allant à l’encontre du discours gouvernemental. Ce n’est donc pas étonnant que le gouvernement essaye d’empêcher ce genre d’organisations de fonctionner correctement.

Depuis plusieurs années, la multiplication des syndicats non-indépendants, proches du gouvernement, empêche les syndicats indépendants de prendre part au dialogue social. La loi sur les syndicats de 2016 a rendu la représentation beaucoup plus difficile : depuis, les syndicats indépendants sont de plus en plus faibles et les espaces de liberté se réduisent. La loi prévoit par exemple qu’un syndicat de travailleurs doit représenter la majorité absolue des travailleurs [50% + 1 employé, NDLR] pour appeler légalement à la grève. Avec la multiplication de petits syndicats alignés sur le gouvernement, il est devenu quasiment impossible d’atteindre ce seuil.

Avant les licenciements de fin 2021 et les grèves qui s’ensuivirent, la LRSU était proche de représenter la moitié des employés de Nagaworld n’est-ce pas ?

Oui, tout à fait. Et c’est certainement pour ça que de nombreux membres du syndicat ont été licenciés. Après une première grève en 2019 pour demander une hausse des salaires, nous avons été vus comme dangereux. Avec ces licenciements de masse, la direction a donc essayé de nous saper. Mais ce que nous voulions, c’était simplement de meilleures conditions de travail.

Malgré ce tableau sombre, êtes-vous optimiste pour l’avenir ?

Il est crucial de continuer à se battre. Si l’on veut que les libertés fondamentales soient respectées, alors il faut les utiliser : c’est notre devoir de continuer à parler et à nous rassembler pour nos droits. On ne peut pas se taire juste par peur de la prison ou parce que l’on peut être licencié : si l’on ne fait rien, évidemment que rien ne va changer. Mais si l’on essaye de se battre, peut-être que nous pouvons initier un changement. Le gouvernement accuse souvent les représentants syndicaux de ne pas se mobiliser pour l’intérêt du Cambodge. Mais la vérité, c’est que nous poursuivons des buts compatibles. Par exemple : notre combat pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail permet de réduire la pauvreté dans le pays, ce qui est l’un des objectifs du gouvernement.

Par François Camps – Equal Times – 11 octobre 2024

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