Le dollar a la vie dure, et parfois à cause de ça le touriste aussi !
Vous avez votre billet pour Yangon, vous préparez votre voyage et suivant les recommandations qui pullulent sur internet, vous allez au bureau de change acheter des dollars en spécifiant « des billets neufs, s’il vous plaît », et l’agent de change vous demande tranquillement : « Vous allez en Birmanie ? »
C’est devenu une marque du pays connue de toute la « planète devise » : le moindre froissement sur un billet et il ne vous sera pas échangé une fois à Yangon ou ailleurs dans le pays. Les témoignages de voyageurs fourmillent d’anecdotes tristement répétitives sur ce sujet et les blogs en sont pleins depuis 2012, mentionnant la relation particulière de la Birmanie avec les monnaies étrangères, sous forme d’avertissement. « Les bureaux de change sont connus pour rejeter les billets simplement parce qu’ils sont froissés ou légèrement usés. De même, n’acceptez pas les billets en mauvais état qui vous sont transmis », écrivait le blog de conseil aux voyageurs World Nomads fin 2019.
Stéphanie, expatriée en Birmanie depuis 2015, s’est vue refuser sept billets de 100 dollars au bureau de change du supermarché Marketplace de Dhamazedi road, à cause d’« une petite pliure presque invisible ». Jan, salarié d’une entreprise française implantée en Birmanie, multiplie les mauvaises expériences où ses euros ou ses dollars sont refusés. « A l’hôtel à Bagan, à l’immigration à Kawthaung [au sud de la Birmanie, à la frontière thaïlandaise], dans un bureau de change à Yangon … Je n’ai qu’à aller n’importe dans quel bureau de change aujourd’hui pour retenter l’expérience », sourit-il.
« Une arnaque », selon un entrepreneur birman
La loi oblige pourtant les bureaux de change à accepter toutes les devises cotées par la Banque Centrale de Birmanie, sans conditions. En 2012, juste après la publication de la « Foreign Exchange Management Law », la Banque Centrale a d’ailleurs intimé aux banques privées et aux bureaux de change d’appliquer la loi. Peine perdue. Et il faut bien reconnaître que ni l’Etat, ni la Banque Centrale ne font quoi que ce soit pour faire respecter leurs propres réglementations !
Concernant les bureaux de change, « c’est tout simplement une arnaque », explique Aung Myat Thu, 30 ans. Son entreprise va bientôt passer au paiement des salaires par virement bancaire plutôt qu’en dollars en liquide, suite à la plainte de plusieurs salariés qui n’arrivaient pas à trouver preneurs pour échanger leurs dollars, pourtant en bon état. « La Banque Centrale de Birmanie accepte tous les billets en dollars, à part quelques numéros de série qui ont été utilisés pour une arnaque aux faux billets il y a quelques années. Mais les bureaux de change veulent parfois acheter les dollars en mauvais état à un prix réduit, simplement pour se faire de la marge », raconte-t’il.
En théorie de toute façon, les entreprises locales n‘ont pas le droit de commercer en utilisant des dollars et doivent passer par la monnaie locale, le kyat. Y compris dans le secteur du tourisme, même si la devise des Etats-Unis y est encore reine. Certaines entreprises du secteur de l’hôtellerie et les commerces internationaux, eux, sont une exception et ont le droit d’utiliser des dollars dans leur activité. C’est pourquoi un hôtel au lac Inle peut accepter un paiement en dollars, quand le paiement d’un restaurant local à Bagan ne pourra se faire qu’en kyats.
Une pratique aux origines oubliées
Mais malgré l’existence de cette loi depuis 2012, les pratiques ont la vie dure. Le département financier de Gulliver Travel, agence de voyage francophone, explique avoir toujours suggéré à ses clients de partir avec des dollars en parfait état et de les échanger à l’aéroport en arrivant, afin de bénéficier d’un taux relativement proche du cours réel. « Les Birmans ne connaissent pas la loi, ils ne savent pas qu’elle existe », explique Gulliver. « Ils pensent que si des dollars ou des euros sont abîmés, ils auront moins de chance de les échanger contre des kyats. C’est une habitude sans réels fondements ». Ce phénomène empêcherait les billets abîmés de sortir du système, d’après eux. « Par exemple, si l’on va à CB Bank, pour échanger un million de kyats en dollars, on doit accepter les billets qu’ils nous donnent, qu’ils soient en bon ou mauvais état. On ne peut pas se plaindre, c’est comme ça », conclut notre interlocuteur. Malgré son positionnement en tant que l’un des leaders du tourisme en Birmanie, l’agence admet également ne pas vraiment savoir pourquoi il est possible de payer en dollars dans certains hôtels ou restaurants. Le flou sur le cadre juridique reste donc un obstacle majeur.
Cette habitude de refuser les billets qui n’ont pas l’air de sortir de l’imprimerie remonterait aux années précédant 2011, quand la Birmanie commençait à peine à voir son flux de touristes augmenter, suite à son ouverture à l’international. A l’époque, l’échange de kyats depuis une monnaie étrangère était illégal, sauf rares exceptions. A cause des sanctions américaines, la plupart du commerce extérieur en dollars était effectué via Singapour. Or, dans la ville-état, « les dollars locaux [la devise de Singapour est aussi nommée dollar], produits sur une sorte de papier plastifié, étaient toujours en parfait état. La ville voulait peut-être que les billets venant de Birmanie respectent ce même standard », d’après Aung Myat Thu. Et l’habitude serait restée, d’après cette théorie.
Aujourd’hui, il est difficile de trouver un exemple de réprimande pour non-respect de la loi. En 2016, un article de l’hebdomadaire l’Irrawaddy citait un représentant du Département de la Gestion du Change Etranger, qui affirmait n’avoir reçu aucune plainte de la part de particuliers qui se seraient vus refuser leurs dollars, quatre ans après la mise en œuvre de la loi. La Banque Centrale de Birmanie n’a pas pu répondre à nos questions pour cet article. Mais si aujourd’hui vous entreprenez de demander une extension ou un renouvellement de votre visa, les services de l’Immigration – administration d’Etat – vous demanderont de payer en dollars. Uniquement immaculés.
Par Ludivine Roux – Lepetitjournal.com – 28 janvier 2021
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