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Les dessous de l’escale du secrétaire américain à la Défense au Cambodge

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Entre le Dialogue Shangri-La à Singapour et les commémorations du D-Day en France, le secrétaire américain à la Défense a trouvé le temps de s’arrêter une journée cette semaine à Phnom Penh, au Cambodge. Lloyd Austin a rencontré le Premier ministre et son père, qui profitent de capitaux chinois à foison.

Le secrétaire américain à la Défense était cette semaine à Singapour, dans le cadre d’un forum sur la sécurité. Il a rencontré, au sein de la cité-État, son homologue chinois Dong Jun. Et Lloyd Austin s’est ensuite envolé vers la France pour le 80e anniversaire du Débarquement en Normandie. Mais le vrai fait notable, au milieu de ce programme, c’est qu’il s’est arrêté au Cambodge avant de quitter l’Asie, mardi 4 juin, multipliant d’ailleurs les messages à ce sujet sur le réseau social X.

À Phnom Penh, outre son homologue, il a rencontré le père et le fils. Le fils, c’est le Premier ministre Hun Manet, 46 ans, général issu des forces armées royales khmères, dont le secrétaire américain à la Défense a rappelé qu’il avait été formé au même endroit que lui, à l’académie militaire de West Point, près de New York. Et le père, c’est bien sûr Hun Sen, 71 ans, à la tête du pays pendant près de quatre décennies jusqu’à l’été 2023, et toujours numéro deux de l’État derrière le roi Norodom Sihamoni, en tant que président du Sénat.

Objectif affiché de cette « productive » journée de travail de M. Austin sur place avec les Hun : explorer les possibilités d’approfondir les relations bilatérales « en matière de défense », « pour soutenir la paix et la stabilité régionales », « notamment par l’éducation, la formation et les échanges ». « Nous avons eu des discussions approfondies sur les moyens de renforcer les liens de défense entre les États-Unis et le Cambodge, et j’attends avec impatience de poursuivre le dialogue », écrivait le chef du Pentagone après ses entretiens.

L’Agence France-Presse rappelle qu’en 2017, Phnom Penh avait annulé une série d’exercices militaires avec Washington. Et de citer l’analyste cambodgien Ou Virak, selon lequel la reprise de ce programme serait sur la table. Ce, alors que récemment, son pays a mené aux côtés de la République populaire de Chine les exercices « Golden Dragon » les plus denses jamais vus, avec des chiens-robots armés. La visite de Lloyd Austin est un « message des États-Unis vis-à-vis de la Chine », fait valoir Ou Virak dans les colonnes de l’AFP, « pour dire que la région est trop importante et que la Chine n’aura pas le champ libre ».

Un pays abreuvé de capitaux chinois

Si Hun Sen avait envoyé son fils étudier en Amérique, les relations entre le Cambodge et les États-Unis ne sont quand même pas de tout repos. Doux euphémisme alors que de grands noms à Washington, Henry Kissinger et le président Nixon, ont dû par le passé se défendre de toute influence néfaste par ingérence dans l’histoire moderne de cette ancienne colonie française qui était inclue dans l’Indochine, et qui a été frappée par une guerre civile terrible à partir de 1967.

La France n’est plus un empire, et les Américains, aujourd’hui en Asie du Sud-Est, s’entendent plutôt bien avec le Vietnam, pourtant loin d’être ouvert aux valeurs universelles portées par l’Occident. Mais le Cambodge est un cas particulier, car son régime a énormément profité des milliards du grand rival asiatique des États-Unis. Récemment, le Premier ministre a inauguré un aéroport financé par les Chinois. Et son objectif désormais, c’est d’avancer sur le faramineux projet d’un canal chinois controversé, entre la capitale et la mer.

L’aéroport de Siem Reap, dans le nord-ouest, a été financé et construit par un consortium d’entreprises chinoises et ce sont ces dernières qui le géreront pendant une cinquantaine d’années. « À 320 kilomètres au sud par la route, un nouvel aéroport international doit aussi ouvrir à Phnom Penh, en 2025, lui aussi bâti par des sociétés chinoises, mais pour le compte d’un groupe privé cambodgien, l’Overseas Cambodian Investment Corporation », détaille le journaliste Brice Pedroletti, du quotidien Le Monde. Les Chinois tendent par ailleurs à reprendre en main la question ferroviaire, autrefois chère aux Français.

Au Cambodge, avec son gagnant-gagnant, la Chine est devenue en 2015, rappelle notre confrère du Monde, « le premier pourvoyeur sous forme de prêts concessionnaires ». « Elle est aussi le premier investisseur étranger. Cette montée en puissance s’inscrit dans le cadre des “nouvelles routes de la soie”, son grand projet d’expansion économique qui, en Asie du Sud-Est, privilégie les infrastructures de transport. »

Une perle de plus dans le « collier » chinois ?

Dans un article intitulé « Implications politiques et économiques de l’aide étrangère chinoise au Cambodge », la chercheuse française Anaïg Williamson expliquait en 2023 que l’aide financière de la Chine est le fruit d’une amitié née entre Norodom Sihanouk et le Premier ministre de Mao, Zhou Enlai, lors de la conférence de Bandung, en 1955. Et bien que M. Hun « soit arrivé au pouvoir avec l’aide militaire vietnamienne (1979), la Chine a vu en lui un allié au milieu des années 1990 », précise-t-elle.

Depuis le début des années 2000, le soutien économique chinois au Cambodge a « habilement été mis à profit », écrit Mme Williamson. Du pur bilatéral façon RPC, un régime qui se méfie des coalitions d’intérêts pouvant naître à son insu dans les cadres multilatéraux. En 2016, au sujet de la mer de Chine méridionale, Phnom Penh a par exemple « bloqué une déclaration commune lors du sommet des ministres des Affaires étrangères de l’Asean condamnant la position de la Chine dans son différend avec les Philippines ».

Les États-Unis souhaiteraient que le Cambodge dépende moins de la Chine. Mais Washington a aussi pris l’habitude de dénoncer les violations des droits humains dans ce pays. Pékin en demande moins et donne beaucoup. La Chine semble même accorder une attention particulière à ce pays de 17 millions d’âmes environ ; une importance d’ordre stratégique et donc potentiellement militaire, s’inquiètent les États-Unis.

Du point de vue américain, le Cambodge n’est pas seulement une étape possible sur la traditionnelle route maritime de la soie et des épices au nord de Malacca, la porte de l’océan Indien. C’est un royaume situé au cœur de l’Indo-Pacifique, dans l’axe que l’on surnomme, à Washington, « le collier de perles ». Depuis Hu Jintao, la Chine rachète, construit ou loue à long terme des installations portuaires et aériennes jusqu’à l’Iran ou le golfe d’Aden pour assurer la sécurité des voies empruntées par ses cargos remplis d’hydrocarbures. À ce jour cependant, Pékin n’a qu’une seule emprise militaire permanente, à Djibouti.

Des corvettes chinoises à Ream pendant des mois

Depuis des années, depuis 2019 et une parution dans The Wall Street Journal, surtout, Phnom Penh est suspecté de pactiser secrètement avec le régime communiste chinois, et de vouloir laisser Pékin utiliser de manière privilégiée, pour ses navires de guerre, une partie de base navale récemment modernisée avec la Chine dans une zone côtière stratégique du Cambodge, à savoir Ream. Ces lieux, situés sur le littoral dans le golfe de Thaïlande, abritaient même des installations financées par l’Occident et qui ont été démolies en 2020, dans le cadre du plan de modernisation financé par la Chine de Xi Jinping.

Le problème, c’est que désormais, en dépit des dénégations des autorités locales, qui considèrent que laisser la Chine administrer leur base n’est même pas constitutionnel, et donc, nul et non avenu, des images publiées par le site Asia Maritime Transparency Initiative (Amti), dépendant du « think tank » américain Center for Strategic and International Studies (Csis), sont venus corroborer les suspicions : deux navires de guerre, des corvettes amarrées à Ream pendant des mois ; des bâtiments de la marine de l’armée populaire de libération.

On les a d’abord aperçus, en décembre 2023, sur la page Facebook du ministre de la Défense du Cambodge, Tea Seiha. Ce dernier expliquait qu’ils participaient à des entraînements avec les Cambodgiens. Mais le site Amti a ensuite rapporté, en avril, malgré des informations parues en janvier, qu’« en réalité », ces navires chinois n’avaient « jamais quitté Ream », maintenant « une présence constante depuis plus de quatre mois ». Ils étaient tout du long ou presque installés sur une nouvelle grande jetée faite par les Chinois, et que ces derniers étaient alors les seuls à avoir utilisée.

« Alors que le Premier ministre de l’époque, Hun Sen, avait affirmé que les installations modernisées de la base seraient ouvertes aux visites de toutes les marines, deux destroyers japonais qui ont fait escale en février ont été acheminés vers le port autonome de Sihanoukville plutôt que vers Ream », constate Amti. Quant aux bateaux cambodgiens de Ream, ils ont eux-mêmes « continué à se regrouper sur la jetée plus ancienne et plus petite de la base, au sud ».

Un point qui sera surveillé dans les prochaines années

« Comme nous l’avons toujours déclaré, il n’y a pas de base militaire chinoise là-bas, avait garanti Chhum Socheat, porte-parole du ministère cambodgien de la Défense, aux moment d’évoquer tous ces travaux. « Nous modernisons simplement notre armée », justifiait-il, « afin de protéger l’intégrité de notre territoire ». La raison d’être de cette nouvelle jetée, assurent les Cambodgiens, c’est de permettre aux plus grands navires de guerre d’accoster dans ces eaux peu profondes, sans distinction.

« Dans les années qui ont suivi la rumeur d’un accord entre Pékin et Phnom Penh pour la première fois en 2019, rappelle Amti, l’ampleur de la construction de la base financée par la Chine est devenue claire. Mais ce n’est que maintenant, avec la présence à long terme de ces deux corvettes, qu’un signe visible d’un accès privilégié pour l’armée chinoise est apparu. Pour autant, quatre mois de présence continue de deux navires signifient-ils vraiment que Ream est une base navale chinoise ? »

La note conclut que le degré d’accès de la Chine à la base cambodgienne se vérifiera au cours des mois et des années à venir. Et Amti de garantir que le cas échéant, il sera observé par satellite. Le site américain scrute les lieux, dans l’attente d’un départ des deux bâtiments chinois, ne serait-ce que pour voir s’ils sont alors remplacés par d’autres navires chinois, ou si Phnom Penh honore ce qui a été dit.

Pour l’heure, M. Austin se félicite de ses discussions avec les élites politiques du Cambodge, un régime autoritaire et corrompu. Ses services rappellent qu’il s’agissait de son deuxième voyage dans le pays en tant que secrétaire à la Défense, après son séjour de novembre 2022 pour une réunion des ministres de la Défense de l’Asean à Siem Reap. Pour sa part, Hun Manet se sera contenté de souligner avec courtoisie la tenue de leur rencontre, lui qui s’était rendu un mois après son accession au pouvoir à Pékin, pour ce qui était alors sa toute première visite bilatérale à l’étranger.

Le Premier ministre cambodgien, dont ce sont encore les premiers mois, n’entend pas tourner le dos aux Américains. Mais, fils de son père, il reçoit son “héritage” pro-chinois. Ce qu’il est important de retenir, c’est que dans son esprit, le fait d’être un ami de la Chine n’est pas incompatible avec le fait d’être un partenaire des États-Unis. Les deux rapprochements sont compatibles, dans son esprit. En revanche, Pékin et Washington ont certainement des intentions qu’Hun Manet questionne. À l’heure du Sud global, les raisonnements binaires ne fonctionnent plus très bien. On rentre dans un nouveau champ des possibles, et l’hétérogénéité est un atout pour ces pays.

Sophie Boisseau du Rocher, chercheur au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri)

Par Igor Gauquelin – Radio France Internationale – 8 juin 2024

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