Tentative d’enquête en terrain miné
L’arrivée en Birmanie ne se passe pas exactement comme prévu entre les affiches de la «Dame» et l’indicible génocide des Rohingyas.
La première fois que je vis la ville de Yangon, je la trouvai franchement laide. Ses murs décrépits, ses balcons protégés de barbelés, son odeur de bétel mêlée de bois de santal me replongeant dans l’Inde que je pensais avoir laissée, pour un moment, derrière moi. Il y avait dans l’air une épaisseur inattendue, une torpeur, des regards durs. On aurait pu s’y attendre, non ? Une odieuse dictature longue de décennies laisse des traces partout, dans tous les bâtiments, dans tous les corps. Alors calmons-nous un peu, et reprenons notre souffle. Ce n’est sans doute que la fatigue.
Je dépasse les rues âpres, les trottoirs défoncés, je change d’hôtel (c’est pas mieux), j’essaie de me plonger dans ce nouveau voyage qui vient de me prendre au dépourvu. Je trouve la 19e rue, au cœur de Chinatown, m’assois à une terrasse (porc grillé et bière Myanmar) et continue à détailler l’extraordinaire variété des visages. Je distingue là les traits chinois, thaïs, indiens, l’ethnie majoritaire bamar, je devine les ethnies shan (pommettes hautes), kachin (ethnie de l’extrême nord, en guerre contre le gouvernement), peut-être karen (du sud-est, également en conflit), j’essaie de me repérer au milieu de cette formidable diversité religieuse et ethnique.
Si j’aperçois aussi de nombreux musulmans, aucune trace bien sûr de ceux qui m’obsèdent : les Rohingyas. J’essaie alors de me composer un masque respectable et d’aller poser quelques questions sur ce qui nous occupe depuis août 2017, à savoir la mort d’au moins 10 000 Rohingyas et le départ forcé de plus de 700 000 réfugiés vers le Bangladesh voisin, où ils s’entassent depuis dans des camps autour de Cox’s Bazar. Je ne reçois évidemment en réponse que des regards indifférents, des déclarations d’amour enflammées à «Daw» (Madame) Aung San Suu Kyi, des phrases lapidaires sur le thème «ce ne sont pas des Birmans», et alors je m’arrête là. Jusqu’à ce professeur d’anglais tanné par les jours, ivre dans la nuit et cherchant visiblement à y enfouir un passé douteux, me racontant cette détestable rumeur qui a longtemps circulé dans la ville : les Rohingyas auraient eux-mêmes foutu le feu à leurs maisons avant de filmer et de diffuser ces vidéos. Il me dit ensuite, d’un œil chargé de sang, que ce n’est peut-être pas à nous de nous mêler de tout ça, descendants de sanguinaires colons que nous sommes. Il a tort, mais la nuit est noire et je fais un pas en arrière. Fabien Daudier, qui a travaillé deux ans et demi au grand journal national, le Myanmar Times, me le confirme le lendemain : «La majorité des Birmans, et en particulier à Yangon, pensent ainsi : les Rohingyas ne sont pas des Birmans, ce sont des Bengalis. Ils s’alignent ainsi sur le discours officiel.» Je lui dis que je voudrais me rendre dans le nord du Rakhine, puis dans la jungle du Kachin, rassembler ainsi du matériel pour mon roman. «Ah c’est compliqué, me dit-il, il y a des fronts un peu partout : dans le pays Shan, en pays Kachin, et puis de nouveau dans le Rakhine. Il y a eu un premier mouvement en 2017, l’Arsa, l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan, qui a attaqué les quelques postes de police à l’origine de la grande répression. Mais il y a maintenant un nouveau mouvement, l’AA (Armée d’Arakan), qui n’a rien à voir avec ce dernier. Ce sont majoritairement des bouddhistes, dont certains d’ailleurs avaient prêté main-forte à l’armée lors de la répression contre les Rohingyas, et qui demandent l’indépendance du Rakhine. De plus en plus de jeunes se rallient à ce mouvement, parce qu’ils n’ont pas d’autre espoir. Il y a donc de nombreux affrontements dans le nord de l’Etat.»
J’avais pourtant étudié tout ça, je savais où je mettais les pieds, mais tout d’un coup la tâche me semble trop ardue. Je m’étais fixé deux missions, en dehors du plaisir de plonger dans ce pays tant fantasmé : collecter des informations sur les Rohingyas et sur l’oléoduc qui relie l’Arabie saoudite à la Chine en traversant le territoire birman (deux thèmes qui occupent une place dans mon prochain roman – habile teaser). J’ai déjà choisi d’arriver en Birmanie le même jour que Xi Jinping (il est plus agréable d’être bien accompagné), venu évoquer avec la Dame les nombreux investissements chinois en Birmanie, dont cet oléoduc qui permet à la Chine d’éviter le détroit de Malacca pour acheminer le pétrole de la mère nourricière jusqu’à chez elle.
Alors je pose des questions, j’observe, j’écoute, je marche dans les rues brûlantes de Yangon pendant des jours. Le mystère résiste – j’aurais pu, là encore, m’en douter. Je reste longtemps debout face à d’immenses affiches, où, sous le visage de la Dame, il est écrit : «We stand with Aung San Suu Kyi.» Partout, c’est ce qu’on me répétera. Je reste là, interdit face à cet incroyable destin. Rebelle, enfermée, libérée, portée au pouvoir, meneuse d’un peuple, et finalement obligée (ou choisissant, comment savoir) de passer sous silence ce qui est tenu, par l’ONU, pour un génocide. Je regarde ce visage, que l’on a vu quelques jours plus haut si fermé à La Haye, alors que les crimes de l’armée birmane étaient déroulés devant elle. Je regarde ce visage sur les affiches, et, comme tout le monde, je n’y lis rien. Mon bus part ce soir pour le nord. Il me faudra bien tous ces jours et toutes ces semaines pour essayer de saisir ne serait-ce que quelque chose de ce pays et de ce mystère.
Par Pierre Ducrozet – Libération – 6 mars 2020
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