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Birmanie : les effets politiques, économiques et sanitaires du Covid-19

Dans un contexte politique qui demeure tendu, François Guilbert, chroniqueur des questions internationales et de sécurité en Asie-Pacifique, analyse la situation économique et sanitaire de la Birmanie et la stratégie mise en place par le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi – mais aussi le rôle de l’armée, toujours omniprésente – pour faire face à l’épidémie mais aussi pour contrer les effets économiques et sociaux attendus.

Avant même que le coronavirus ne devienne une crise sanitaire d’ampleur pour les 54,58 millions de Birmans[1], ses effets sur l’économie ont été très perceptibles. Conscient de cette réalité durable, le président de la République U Win Myint a établi le 15 mars dernier un groupe de travail interministériel chargé, sous l’autorité du ministre des Investissements U Thaung Tun, d’évaluer les conséquences et d’y remédier. Les dommages se sont progressivement étendus du secteur agricole produisant fruits et légumes pour le marché chinois au début de l’année[2] vers les secteurs du tourisme (février 2020[3]) puis les industries manufacturières (mars 2020). Non seulement les entrepreneurs locaux ont été rapidement durement frappés mais également les sociétés étrangères, quelles que soient leurs tailles. Selon une enquête réalisée à la mi-mars 2020 parmi les membres de la Chambre de commerce et d’industrie européenne (EUROCHAM), 90 % des sociétés consultées ont déclaré être déjà affectées économiquement par les effets du Covid-19. Une sur cinq a même dit l’être de manière très sévère. Très concrètement, c’est près d’une société européenne sur deux qui a vu son chiffre d’affaires diminuer en quelques semaines d’au moins 30 % par rapport à la même période de l’année précédente[4]). Pour 12,1 % des entreprises venues de l’Union européenne, la situation est plus grave encore. Celles-ci ont perdu plus de 50 % de leurs revenus. Par conséquent, le gouvernement de Nay Pyi Taw doit d’abord contenir la crise économique avant même d’avoir à gérer une pandémie galopante à l’échelle nationale ou dans un grand centre urbain.

I – Faire face aux risques d’une paupérisation de masse

Bien que les conséquences économiques du Covid-19 se fassent déjà sentir dans de nombreuses régions, si l’on s’en tient aux analystes des conjoncturistes, la Birmanie est susceptible à court et moyen terme de mieux s’en sortir économiquement que la plupart de ses voisins. Selon la Banque asiatique de développement, qui vient de mettre à jour ses prévisions, le pays à la jointure du sous-continent indien, de la Chine continentale et de l’Asie du sud-est serait même appelé à connaître une croissance économique de + 4,2 % en 2020[5] puis + 6,8 % en 2021, soit sur les dix-huit mois qui viennent les taux les plus dynamiques de toutes les nations de l’ASEAN. En attendant de voir confirmer de telles tendances et pour la Birmanie retrouver sa croissance de 2016-2017, le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi s’emploie surtout à éviter un chômage de masse, une paupérisation grandissante de sa population et à éviter la disparition de nombreuses petites et moyennes entreprises.

Sans avoir énoncé un grand plan de sauvetage économique, jour après jour les autorités égrainent les mesures sectorielles et de sauvegarde. La Commission nationale d’investissement (MIC) a annoncé qu’elle réduisait de moitié les frais de dossier de tout nouveau projet, qu’il soit présenté par un investisseur autochtone ou étranger. Dans le même ordre d’idée, la MIC a dit vouloir accélérer ses approbations pour les projets requérant d’importants besoins en main-d’œuvre et dans le domaine des infrastructures. Aussi vite que permis, il s’agit de faire en sorte que le plus grand nombre possible de travailleurs (re)trouvent rapidement un emploi afin de compenser l’impact des licenciements dans d’autres secteurs tels que l’industrie manufacturière (comme l’habillement[6]) et le tourisme. C’est une manière de soutenir l’investissement à l’heure où le gouvernement anticipe une contraction de celui du privé de l’ordre de 40 %.

En parallèle, comme d’autres pays à travers le monde, la Birmanie a exprimé le besoin de localiser sur son sol quelques productions essentielles, d’autant plus que depuis la mi-mars 2020 il a été demandé aux agences spécialisées de cesser de recruter des Birmans pour partir travailler à l’étranger. Tout en s’approvisionnant en masques de protection auprès de la Corée du sud et Hong Kong, le gouvernement a ainsi incité des acteurs locaux, notamment de la zone industrielle de Thilawa, à se lancer dans une production qui, jusqu’ici, n’existait pas en Birmanie. À l’issue des fêtes de Thingyan (Fête de l’eau et du Nouvel An birman), 4 entreprises des régions de Bago et Rangoun devraient commencer à répondre aux attentes. Il est vrai que le besoin est urgent, à la fois en volume mais aussi en termes de prix. Avant que les premiers cas de Covid-19 ne soient découverts, on pouvait se procurer un masque de protection pour 100 à 150 kyats (6 à 10 centimes d’euros). Depuis, les prix sont montés en flèche et se situent, quand on en trouve, entre 800 et 1000 kyats (50 à 60 centimes d’euros) par pièce, soit l’équivalent de près de deux litres d’essence.

L’accès des entreprises au crédit est une autre des priorités des autorités centrales. Mais avant de mettre cela en œuvre, sur le plan monétaire, le gouvernement a su éviter une panique bancaire. Le lendemain de l’annonce du premier cas de Covid-19 dans le pays, on observait des retraits massifs de liquidités, ce que la Banque centrale a réussi à gérer sans encombres dans le temps. Une bonne surprise alors que régulièrement l’octogénaire Kyaw Kyaw Maung à la tête de l’institution depuis 2013[7] est sujet à controverses. Il a su, cette fois-ci, écouter les milieux économiques et répondre à leurs premières attentes. À ce titre, il a ajusté pour la première fois en huit ans et à deux reprises le taux directeur de la Banque centrale[8]. Ces mesures incitatives ont été bien accueillies par les milieux d’affaires. Elles ont été aussi complétées par un plan gouvernemental de financement, articulé autour d’un fonds d’une valeur de 100 milliards de kyats (70 millions de dollars, soit 0,1 % du PIB) pour des prêts à faible taux d’intérêt. Un mois après son instauration, selon la Fédération des chambres de commerce et d’industrie de Birmanie (UMFCCI), les prêts « Covid-19 » au taux d’intérêt de 1 % ont bénéficié à 88 entreprises en difficultés.

Par ailleurs, sachant que les défaillances de paiement en masse étaient possibles, les institutions de microfinance et autres institutions non bancaires ont reçu pour instruction de fournir une aide au remboursement à leurs emprunteurs. À ce titre, le Comité de surveillance des entreprises de microfinance du ministère de l’Économie, du Plan et de l’Industrie a précisé le 6 avril dernier que ni le principal, ni les intérêts ne devaient être collectés « avec force »[9]. Une injonction qui a eu pour premier effet de reporter les remboursements d’un mois en moyenne. Un ballon d’oxygène pour beaucoup, tout comme la décision de reporter à septembre 2020 les hausses du salaire minimum prévues de manière biennale par la loi. C’est donc par « petites » touches que le gouvernement de Nay Pyi Taw concilie son économie à la crise du Covid-19. Selon cette logique des « petits pas », de nombreuses mesures sectorielles sont prises. Le ministère du Commerce a décidé le 11 avril dernier, avec effet immédiat, d’exonérer de droits de licence d’importation tous les médicaments et les matières premières médicales. Pour aider le secteur privé, le gouvernement a également prolongé le délai de trois à six mois pour payer les impôts sur les sociétés et les taxes commerciales. Les concessionnaires automobiles ont bénéficié, quant à eux, d’une extension de licence d’importation de deux mois.

Ces gestes, aussi généreux et indispensables soient-ils, ne seront pas sans conséquence pour demain. Ces décisions mettront rapidement à vide les coffres de l’État. N’oublions pas, en effet, que le déficit budgétaire s’élevait déjà à 5,6 milliards de kyats l’année dernière, soit environ 6,9 % du PIB.

Les gestes au profit des entreprises n’ont pas été guidés par les intérêts des cronies – amis – comme au temps de la junte mais par des nécessités micro et macroéconomiques. Ils n’ont pas occulté non plus la nécessité de tenir compte des dimensions sociales des effets de la pandémie mondiale. Dans sa stratégie de contenir la pauvreté, le gouvernement conduit par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) a accordé une attention particulière aux populations les plus démunies. Le gouvernement régional de Rangoun a mis en place depuis le 10 avril dernier des distributions gracieuses de 5 denrées de base (riz, huile de cuisson, sel, lentilles, oignons). Une résolution qui bénéficie aujourd’hui à plus de 675 000 ménages sans revenus réguliers. Cette action est conduite avec le soutien d’organisations confessionnelles et d’entreprises. Les dons profitent également aux monastères, aux institutions religieuses, aux maisons de retraite et aux orphelinats. Promue par la prix Nobel de la paix, cette évergésie « pubic-privé » s’exprime dans bien des villes du pays : Loikaw (État Shan), Mandalay, Nay Pyi Taw, Sittwe (État Rakhine). Elle a été complétée par des avertissements visant à contrer toute tentative de spéculations sur ces produits essentiels.

Alors que la Birmanie est en année électorale, toutes les formations politiques, y compris celles de l’opposition, ont salué cette approche. Une posture qui ne doit pas laisser croire pour autant que la NLD n’est pas critiquée pour sa gestion de la crise et que son face-à-face tendu avec l’armée s’estompe. Tour de force néanmoins, elle a réussi à imposer dans un pays où la piété est très conséquente la fermeture de tous les édifices religieux à l’heure de Pâques et du Nouvel An bouddhique. Pour la première fois de l’histoire, des sites aussi vénérés que les pagodes Shwedagon et Sule de Rangoun, Mahamuni à Mandalay ou le Rocher d’Or (État Mon) se sont vus interdits aux dévots, et cela sans polémique avec les autorités religieuses et les croyants.

II – L’armée en embuscade

Depuis la fin janvier 2020 et la mise en place des premiers dispositifs de gestion interministérielle du Covid-19, les autorités civiles ont pris soin d’associer l’armée à leurs mécanismes de prévention et de lutte contre la propagation de la pandémie. Cela a été fait en incluant les ministères gérés constitutionnellement par des cadres militaires (Défense, Intérieur, Frontières) mais aussi en confiant au premier vice-président de la République, le général U Myint Swe, la présidence du Comité central national chargé de coordonner les mesures non-sanitaires de gestion de crise. De fait, c’est le gouvernement civil qui a enjoint l’armée à se joindre à sa lutte contre le coronavirus et non l’armée qui a proposé ses services à une administration aux moyens limités. Cette stratégie « inclusive » du pouvoir civil est une posture pragmatique puisque l’armée dispose de moyens sanitaires en propre, maillant tout le territoire et qui devront être mobilisés rapidement compte tenu des faibles moyens en matériels et en ressources humaines dont disposent le ministère de la Santé. Coopérer avec l’armée s’impose en outre du fait de la nécessité de gérer au mieux les politiques de prévention et de soins en synergie avec les groupes armés disposant d’administrations territoriales dédiées à la santé (KIO, KNU, UWSA), l’environnement des théâtres d’opérations (État Rakhine), la maîtrise des régions frontalières et les axes qui y conduisent pour se prémunir d’une potentielle catastrophe sanitaire liée au retour massif de travailleurs émigrés ayant perdu leur emploi ou souhaitant passer les fêtes de Thingyan en famille (10-19 avril 2020).

Si le gouvernement civil et sa cheffe ont pris un grand soin de ne pas exclure l’armée de la gestion de la pandémie, ils n’en ont pas fait un élément de leur récit politique public. A contrario, le commandant-en-chef des forces armées et le porte-parole de l’armée ont multiplié les gestes mettant en scène les soutiens de l’armée en parallèle des mesures prises par le gouvernement civil. Dans cette communication non sans arrière-pensées, les militaires n’ont jamais critiqué publiquement l’action du gouvernement. Ce soin a été laissé aux affidés du Parti de la solidarité et du développement de l’Union (USDP) et leurs relais. Ces derniers ont, tour à tour, dénoncé l’impréparation des autorités[10], leur mobilisation à retardement et leur refus de réunir le Conseil national de sécurité et de défense (NDSC) pour élaborer un « plan global de gestion de l’épidémie », ce qui n’est pourtant pas son rôle et aurait donné de jure les pleins pouvoirs à l’armée.

Bien que l’armée et ses chefs aient démontré une attention tardive aux défis sanitaires que fait naître le Covid-19, ils n’en ont pas moins développé une approche très politique de l’enjeu et de la gestion des mois à venir. Il a fallu attendre la quatrième semaine du mois de mars 2020 pour voir toute l’institution militaire se mobiliser et organiser des réunions de coordination sur la prévention et la lutte contre la propagation du coronavirus. Dans un premier temps, l’armée a joué profil bas, en se contentant de lister quelques moyens mis à disposition à Rangoun (Tatmadaw Rehabilitation Hospital, Tatmadaw Lives Hospital), à Nay Pyi Taw (Health & Disease Control Hospital) ou encore à Aungban dans l’État Shan (Tatmadaw Hospital). Elle n’a pas fait connaître publiquement ce qu’apporteront ses 17 hôpitaux des quartiers généraux des 14 États et régions du pays. On sait juste que l’armée se prépare à accueillir des patients ; lesquels et dans quelles proportions, notamment de la société civile, c’est un mystère. Pour autant, les informations accessibles font apparaître une démarche très politique et parfois partisane de l’appareil de sécurité. Au passage, la communication militaire a veillé à souligner le rôle crucial que va jouer ses deux principaux conglomérats. La Myanmar Economic Cooperation (MEC) et la Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) sont revenues sur le devant de la scène médiatique puisque selon les chefs des forces armées elles vont apporter aux citoyens les biens de base et l’alimentation dont la société a besoin. Ironie de l’histoire, puisque ces deux entreprises sont depuis des années mises en cause par les défenseurs des droits de l’Homme au point de les inscrire sur les entités économiques sous sanction.

L’armée distille sur une base régulière des informations sur son action « sanitaire ». Cela lui permet de rester dans l’actualité médiatique à l’heure où Daw Aung San Suu Kyi tient le haut du pavé, et cela sans être encore sur le front médical contrairement au gouvernement civil. Au-delà des moyens dévolus traditionnellement aux forces armées, c’est sa générosité qui est vantée urbi et orbi. Dans la presse, il a été évoqué de cette façon une contribution financière de 1,6 million de dollars, destinée aux actions de prévention, de contrôle et de traitement du Covid-19, sans que l’on sache qui sont les heureux bénéficiaires de cette manne. Il en est de même du mois de salaire concédé par le Senior général Min Aung Hlaing. Derrière cette façade avenante, il y a un combat politique, pour ne pas dire partisan, qu’il conviendrait de ne pas sous-estimer car, comme le laissent apparaître certaines campagnes sur les réseaux sociaux, responsables de l’USDP et de l’armée font courir et/ou montent des boniments contre Daw Aung San Suu Kyi et son gouvernement.

Pour autant, le système des forces armées sait qu’il n’a et qu’il n’aura pas d’autres choix que de s’impliquer durablement dans la gestion d’une crise sanitaire susceptible d’atteindre plus de 11 millions de personnes et de s’étaler jusqu’à l’automne prochain, voire de s’intensifier avec l’arrivée de la saison des pluies à la mi-mai, traditionnellement propice aux maladies virales.

Si l’armée s’apprête à s’engager sans état d’âme sur le front sanitaire, elle n’entend pas pour autant renoncer à ses actions guerrières du moment dans les États Rakhine et Chin pour contrer l’Arakan Army (AA) mais également dans les États Shan et Kachin, ne serait-ce que pour atténuer les soutiens logistiques et matériels apportés par les alliés kokang et palaung de l’AA. C’est si vrai que le 1er avril dernier les plus hautes autorités militaires ont rejeté les appels à un cessez-le-feu provisoire lancé par plusieurs organisations de la société civile et groupes ethniques dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Comprenant l’avantage de court et moyen terme pouvant être tiré de cette position belligène de l’armée et se donner un beau rôle, les insurgés les plus polémologènes sur le terrain, ceux de l’Alliance du Nord (Ta’ang National Liberation Army, Myanmar Democratic Alliance Army, Arakan Army), ont proclamé le lendemain une trêve d’un mois avec le gouvernement, pour leur permettre de se concentrer sur la lutte contre la propagation du virus. 

III – Daw Aung San Suu Kyi en première ligne pour affronter le Covid-19

Si la prix Nobel de la paix doit gérer la crise sanitaire en tenant compte du poids des ambitions politiques et des actions de l’armée ou des groupes ethniques combattants, de l’échéance électorale qui s’annonce, des effets économiques déstabilisateurs, de ses velléités de poursuivre au plus tôt le processus de paix dit de Panglong avec les entités politiques ayant signé au fil des ans des accords de cessez-le-feu avec Nayi Pyi Taw, elle doit surtout organiser la réponse gouvernementale dans son ensemble. Pas si simple pour un pays qui est encore un PMA, ayant vu ses institutions et son système de santé précarisés par des décennies de régime militaire ! Il lui est tout aussi impossible de s’abstraire de la désunion territoriale ou encore de conflits ayant généré dans les États Rakhine, Kachin, Shan, Chin et Kayin 350 000 personnes déplacées dans des camps[11].

L’approvisionnement des zones de conflits et l’arrivée de la saison des pluies sont parmi les défis majeurs qui attendent les autorités. La protection des libertés fondamentales sera tout aussi essentielle car de leur gestion dépendra un certain niveau de coopération internationale. Or le pays est sous étroite surveillance, à commencer par celle des Américains du Nord et des Européens. Le Covid-19 n’y changera rien fondamentalement. Il est attendu par exemple que la Birmanie se conforme aux obligations que lui a imposées la Cour internationale de justice (23 janvier 2020) et l’Union européenne qui a accordé une exemption complète de taxes et un accès en franchise de droits et sans contingents au marché unique pour tous les produits, sauf les armes et les munitions (« Tout sauf les armes »).

La liberté d’expression et de réunion sera observée avec la plus grande attention, et avec d’autant plus d’acuité qu’il est illusoire dans le contexte actuel d’espérer un possible retour rapide des centaines de milliers de Rohingyas ayant fui l’État Rakhine vers le Bangladesh en 2016 et 2017. À ce titre, le shut down d’Internet dans les townships de l’État Rakhine et le sud de l’État Chin est vu avec préoccupation, tant pour des raisons démocratiques que pour l’efficacité de l’aide humanitaire ou pour la lutte contre le Covid-19.

Dans la situation présente, la cheffe du gouvernement birman doit se montrer doublement pédagogue. Elle doit l’être non seulement vis-à-vis de ses concitoyens mais aussi à l’endroit de la communauté internationale. Daw Aung San Suu Kyi semble avoir conscience de cette contrainte. Depuis le début de la crise, elle communique beaucoup. Elle a même remis en service son compte Facebook en sommeil depuis 2016[12], bien qu’il comptât alors près d’un tiers du corps électoral comme followers. Ce moyen de communication lui permet un contact « direct » avec ses compatriotes et d’user d’une expression moins solennelle que les déclarations télévisées qu’elle ne dédaigne plus. Elle sature ainsi l’actualité et ne laisse aucun espace politique de manœuvre à ses opposants qui, de fait, sont quasi silencieux.

Dans une gestion sanitaire délicate et qui s’annonce longue, Daw Aung San Suu Kyi veille à se montrer à la manœuvre d’ensemble – elle préside elle-même le Comité central national pour la prévention, le contrôle et le traitement du Covid-19 – et à être proche de ses concitoyens. Cette proximité, elle l’a exprimée tour à tour en apparaissant dans une vidéo sur les médias d’État, se lavant les mains et demandant aux autres de faire de même pour arrêter la propagation du coronavirus, ou encore en dialoguant au travers des réseaux avec des personnels de santé des États et régions. À près de 75 ans, celle qui a passé quinze ans en résidence surveillée et raté l’émergence des ordinateurs portables et smartphones, adopte une politique de communication toute nouvelle. Adepte, ces derniers mois, des grands rassemblements en province pour porter ses messages politiques, elle a su modifier rapidement et en profondeur son mode de dialogue avec ses concitoyens. Ses messages, à ce stade, restent toutefois uniquement tournés vers les questions pratiques de santé. Il s’agit de réduire, autant que possible, l’angoisse qui s’est diffusée dans toute la société et le nombre de contaminations communautaires.

En ce mois d’avril 2020, la gestion politico-sanitaire connaîtra deux temps : celui du 10 au 19 avril consacré aux vacances de Thingyan et du Nouvel An bouddhique, et l’après premier confinement, quand les mises en quarantaine individuelles[13] et territoriales seront probablement plus sévères. Le Covid-19 pourrait peser en effet sur le système hospitalier jusqu’à la fin octobre 2020. Dans cette perspective semestrielle, le gouvernement met en place un processus de quarantaine communautaire et travaille avec les gouvernements régionaux pour faire face à une situation qui se dégrade. À travers le pays, environ 10 000 personnes volontaires travaillent dans les établissements de quarantaine ; reste à savoir s’il faudra recourir ou non à l’armée pour la mise en œuvre. Les militaires se disent prêts et suffisamment nombreux mais il paraît difficile pour le gouvernement issu des élections démocratiques de novembre 2015 de recourir à un état d’urgence comme l’a décidé la Thaïlande voisine. C’est pourquoi le gouvernement travaille sur une application téléphonique, comme celle utilisée en Corée du Sud, afin de faire du tracking et ne cache pas qu’il sanctionnera judiciairement tous ceux qui chercheront à échapper aux mesures de confinement ou diffuseront des fausses nouvelles.

La gestion de l’État est d’autant plus complexe qu’il faut compter avec un pays en voie de fédéralisation. L’Union doit prendre en considération les décisions édictées par les États et régions, et leurs Chiefs Ministers (gouverneurs). On constate des singularités décisionnelles d’un territoire à l’autre. Dans la région de Sagaing, les résidents doivent porter un masque et se conformer à un couvre-feu de 22 heures à 4 heures du matin. À Mandalay, du 8 au 22 avril, les sociétés de construction ont reçu instruction de cesser le travail. Dans l’État Shan, ceux qui veulent quitter l’État doivent être détenteurs d’une autorisation spéciale de sortie. Dans l’État Kachin, les habitants sont appelés à dénoncer les cas suspects de Covid-19. Quant aux Rangounais, ils n’ont pas le droit de quitter leur domicile du 10 au 19 avril. Quelles que soient ces différences géographiques de traitement, les Birmans se voient de plus en plus enfermés dans leur pays et tenus sur leur lieu de résidence. Toutes les arrivées de vols commerciaux internationaux ont d’ailleurs été suspendues jusqu’au 30 avril. Les frontières terrestres avec les voisins ont été closes (Inde, 11 mars ; Thaïlande, 24 mars ; Chine, 1er avril ; Bangladesh, 13 avril) et ne sont pas prêtes à se réouvrir officiellement avant longtemps. Une décision qui n’appartiendra pas seulement aux Birmans comme le sait Nay Pyi Taw. Quand les États indiens du Mizoram et du Manipur ont décidé de fermer leur frontière avec la Birmanie[14], ils l’ont fait de manière unilatérale. La République populaire de Chine en a fait de même avec les États Kachin et Shan alors même que son ministre des Affaires étrangères tançait le 19 février 2020 à Vientiane ses collègues de l’ASEAN pour qu’il n’y ait pas « de contrôles excessifs aux frontières pour ne pas nuire aux relations entre les peuples ».

Dans ce contexte, la cheffe du gouvernement sait parfaitement qu’elle devra gérer la crise sanitaire qui s’affirme avec des moyens limités et probablement avec des solidarités extérieures modestes, tout au moins dans un premier temps. Sans s’être jamais prêtée à des discours irresponsables[15], elle est consciente qu’avec un tourisme en déclin, des prix mondiaux de l’énergie réduisant les exportations et les recettes fiscales des exportations de gaz (2 % du PIB), la Birmanie du fait des effets du Covid-19 pourrait bien perdre les gains de réduction de la pauvreté réalisés au cours des dernières années avec, de plus, une augmentation de la vulnérabilité des ménages et potentiellement une forte hausse du chômage et du sous-emploi. Or le sentiment de la réduction de la pauvreté en Birmanie est un enjeu irénique majeur. Tout aussi préoccupant, l’avenir de la Birmanie pourrait dépendre plus que jamais de l’état de santé de l’économie chinoise et de la mobilité internationale de ses ressortissants. La République populaire de Chine comptait avant la crise du coronavirus pour 33 % des exportations birmanes, 15 % des investissements directs et 20 % des touristes. Une dépendance qui a fait dire au cardinal Charles Maung Bo, l’archevêque de Rangoun, que « le régime chinois dirigé par le tout-puissant Xi et le Parti communiste chinois (PCC) – et non son peuple – nous doit tous des excuses et une compensation pour les destructions qu’il a causées. Au minimum, il devrait annuler les dettes d’autres pays pour couvrir le coût de Covid-19. Pour le bien de notre humanité commune, nous ne devons pas avoir peur de demander des comptes à ce régime. » Des propos qui ont eu en Birmanie un grand retentissement et qui montrent combien Pékin va devoir s’employer, dans un futur proche, à « re-séduire » certains de ses plus proches voisins.

Par François Guilbert – Fondation Jean-Jaurès – 17 avril 2020

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