Au Cambodge, les ouvrières du textile victimes économiques du Covid-19
Frappée de plein fouet par la pandémie de coronavirus, l’industrie de l’habillement, qui représente 40% du PIB du pays, fait face à une crise majeure. L’Europe se détourne du royaume d’Asie du Sud-Est. La Chine pourrait venir à la rescousse
Devant le portail clos de leur entreprise, une centaine d’employées bravent la chaleur écrasante qui règne au cœur de la saison sèche cambodgienne. La plupart s’abritent sous l’ombre des quelques arbres chétifs bordant l’allée bitumée du Canadia Industrial Park, une zone industrielle de la banlieue de Phnom Penh spécialisée dans le textile. Toutes attendent la même chose: un salaire.
40% du PIB
«L’usine a fermé la semaine dernière. Les responsables sont en train de chercher un repreneur ou tentent de revendre les machines. Alors on attend ici s’ils décident de distribuer de l’argent aux ouvrières», explique Sophea, l’une des 1100 salariées de l’entreprise. Depuis près de dix ans, la jeune femme de 34 ans taille, coupe et coud des vêtements à destination des boutiques européennes et américaines, comme 800 000 autres ouvrières de l’habillement dans le pays, dont la grande majorité sont des femmes. En mars, elle n’a perçu que la moitié de son salaire de 190 dollars. En avril, rien.
Aujourd’hui, c’est la première fois qu’elle se retrouve sans emploi. «Habituellement, il y a toujours du travail dans le textile, confie-t-elle. Mais en ce moment, toutes les usines ferment et les seules encore ouvertes n’embauchent plus. Je vais certainement retourner dans mon village avec mon fils car la vie est moins chère là-bas.»
Au Cambodge, les conséquences de la pandémie de coronavirus sont plus économiques que sanitaires. Fin avril, le pays ne comptait que 122 cas de Covid-19, dont 119 guérisons et aucun décès, pour une population de 15 millions d’habitants. Mais l’important secteur textile, qui représente 40% du PIB, est, lui, fortement mis à mal. La faute à l’effondrement des commandes passées par les grandes marques d’habillement qui sous-traitent leur production dans les pays à bas coût d’Asie, notamment au Cambodge.
«Les fabricants sont dans une situation financière critique, s’inquiète Ken Loo, secrétaire général du GMAC, l’organisme représentant les usines textiles dans le royaume. Les commandes ont chuté de 50% par rapport à l’année dernière. Beaucoup ont même été annulées lorsque l’Europe et les Etats-Unis ont placé leur population en confinement.»
Depuis le début de l’épidémie, plus de 100 000 ouvrières ont ainsi perdu leur emploi et près du quart des quelque 580 usines textiles du pays ont stoppé leurs machines, de manière temporaire ou définitive. «Une centaine d’autres ont déposé une demande de suspension d’activité auprès du Ministère du travail, alerte le représentant du patronat. Près de la moitié des usines textiles du pays pourraient bientôt être à l’arrêt.»
Aucune assurance chômage
Pour beaucoup d’ouvrières, la perte de leur emploi est synonyme de retour à la pauvreté alors qu’il n’existe aucune assurance chômage dans le pays en développement. En guise de soutien financier, le gouvernement cambodgien et les entreprises versent respectivement 40 et 30 dollars par mois aux salariés dont l’activité a été suspendue, soit moins de 40% du salaire habituel. «A partir de vendredi [1er mai], l’usine dans laquelle je travaille arrête la production pour deux mois. Or, payer le loyer et acheter de la nourriture me revient à 300 dollars chaque mois», se désole Chanthoeun, qui vit dans la cité ouvrière attenante au Canadia Industrial Park avec son fils de 4 ans et son mari.
Habituellement, les baraquements de 15 m² abritent plusieurs milliers de travailleurs et leur famille. Mais en ce moment, plus de la moitié des portes sont cadenassées. «Beaucoup sont déjà retournés à la campagne car il n’y a plus de travail ici, indique la jeune femme. Là-bas, ils peuvent aider leur famille à cultiver le riz.»
Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’un retour à la normale s’annonce hypothétique. Le 12 février dernier, l’Union européenne, premier partenaire commercial du Cambodge, a décidé de suspendre une partie des préférences douanières «Tout sauf les armes» (TSA) dont jouissait le royaume d’Asie du Sud-Est. Cet avantage tarifaire, conditionné au respect des droits humains et des travailleurs, permet aux pays les moins développés d’exporter vers l’UE sans droits de douane. La réélection controversée du premier ministre Hun Sen en 2018, après trente-cinq ans de pouvoir, ainsi que la détérioration des libertés d’expression et de rassemblement ont poussé la Commission européenne à prendre des mesures. Au mois d’août, 20% des exportations cambodgiennes vers l’Union, soit un milliard d’euros, seront à nouveau taxées, au premier rang desquelles figurent des produits textiles.
Bangladesh et Vietnam préférés
«En réalité, avec la menace d’un retrait des préférences TSA, les marques délaissent le Cambodge depuis plus d’un an au profit d’autres pays de la région comme le Bangladesh ou le Vietnam, indique un professionnel du secteur sous couvert d’anonymat. La pandémie de coronavirus a précipité le ralentissement de l’activité.»
Hasard du calendrier, le jour même où la Commission européenne décidait de la suspension partielle du traité TSA pour le Cambodge, le Parlement européen ratifiait de son côté un accord de libre-échange avec le Vietnam. Celui-ci prévoit la disparition de la quasi-totalité des droits de douane d’ici à dix ans. «Il est très probable que le Vietnam devienne un endroit stratégique pour les industriels du textile actuellement basés au Cambodge, juge Matt Van Roosmalen, consultant dans l’industrie textile à Phnom Penh. Le pays est à la traîne par rapport à son voisin vietnamien, tant en matière de coût du travail qu’au niveau de la productivité. Inévitablement, il va encore y avoir des licenciements.»
Malgré les circonstances, certains professionnels du secteur veulent se montrer optimistes et voient dans la crise de nouvelles opportunités. Un industriel anonyme mise par exemple sur une restructuration de la filière textile avec des usines moins nombreuses mais plus grandes, davantage tournées vers le vaste et dynamique marché chinois. «La majorité des investissements et de la matière première provient déjà de Chine, analyse-t-il. Une fois la crise sanitaire passée, il y a fort à parier que la demande de la classe moyenne chinoise, géographiquement plus proche et nettement plus consumériste, tirera la production de vêtements au Cambodge, bien plus que ne le fera la demande occidentale.»
Par François Camps – Le temps – 3 mai 2020
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