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La Birmanie, objet de toutes les attentions chinoises en Asie du Sud-Est

En 1950, pour décrire la situation géopolitique de son pays nouvellement libéré de la tutelle britannique, le premier ministre birman U Nu avait choisi de reprendre une image très parlante, affirmant que la Birmanie (actuel Myanmar) était aussi vulnérable qu’une « fragile calebasse coincée entre deux cactus ».

L’image d’une Birmanie prise en étau entre la Chine et l’Inde – avec lesquelles elle partage une frontière importante et dont les sphères d’influence se recoupent sur son territoire – est tenace. Cet État-tampon fait tout spécialement l’objet d’une attention soutenue de Pékin, qui y voit un point de passage important pour son projet des Nouvelles routes de la soie et un accès privilégié au golfe du Bengale. Dernièrement, toutefois, l’image de la Chine s’est dégradée, l’impact de la Covid-19 sur l’économie birmane s’avérant désastreux.

Faisant face à d’immenses défis internes liés, entre autres, aux conflits ethniques et religieux (comme ceux opposant à l’armée les musulmans Rohingyas et, plus récemment, Kamans), la Birmanie doit à la fois négocier au mieux avec ses puissants voisins et mettre en avant les possibilités stratégiques que lui offre son territoire.

Une porte pour la Chine, un verrou pour l’Inde

La Birmanie possède de très nombreux atouts. Elle est dotée d’abondantes richesses naturelles (réserves d’or, de saphir, de jade, de rubis, de teck, de gaz et de tungstène…) et hydriques grâce aux fleuves Irrawaddy et Salouen qui font d’elle un pays-grenier, surtout pour la production et l’exportation de riz. Ces axes fluviaux ont favorisé l’essor de grands foyers de culture comme ceux de Mandalay ou encore de Bagan, dont on peut admirer les splendides temples que protège depuis peu l’Unesco.

Ces centres de communication se sont particulièrement prêtés aux échanges commerciaux avec la province chinoise voisine, le Yunnan, qui partage avec la Birmanie 2 200 kilomètres de frontières. L’accès aux ports birmans, d’une part, et le passage d’un gazoduc ainsi que d’un oléoduc suivant en parallèle ce corridor stratégique conduisant jusqu’à Kunming, d’autre part, sont autant de réponses pour les autorités chinoises au « dilemme de Malacca », par où transitent 80 % des hydrocarbures à destination de l’Asie orientale.

La Birmanie est donc une porte pour la Chine alors qu’elle apparaît davantage comme un verrou pour l’Inde. Et ce, pour des raisons topographiques évidentes : le franchissement de l’Himalaya et le contrôle des régions périphériques que sont l’Assam et le Nagaland, souvent sujettes à des rébellions, représentent pour New Dehli des obstacles bien réels.

Au reste, le nationalisme birman, qui manifestait ouvertement son indophobie par des pogroms récurrents dans les années 1920-1930 en même temps que son opposition au colonisateur britannique – laquelle fut incarnée par le leader charismatique Aung San (père de l’actuelle dirigeante Aung San Suu Kyi) –, ne s’est jamais démenti. La sympathie des indépendantistes birmans pour le Japon durant la Seconde Guerre mondiale explique les très grandes réticences, qui ne se sont jamais démenties, de New Delhi à l’encontre de son voisin. Aung San n’avait pas dissimulé sa fascination pour le modèle autoritaire japonais et crut même y trouver, comme nombre de ses successeurs, une solution à l’extraordinaire diversité ethnolinguistique de son pays.

Une configuration complexe dans un paysage international bouleversé

Cette diversité découle de la position de carrefour de la Birmanie.

Le pouvoir central doit constamment composer entre plusieurs grands groupes : Tibéto-Birmans, majoritaires à près de 70 %, et le reste de la population, réparti entre Mon-Khmer (Mon, Wa, Palaung), Chin, Kachin, Arakanais, Aka, Lisu) et T’ai (Thaï, Sahn Karen, Karenni).

Chacun de ces groupes se voit instrumentalisé par des milices ethniques qui sont soit hostiles au pouvoir central, soit associées à lui. Certaines de ces milices ont toutefois renoncé depuis près de trente ans à la lutte armée, moyennant l’acquisition d’une autonomie réelle dans leurs domaines d’activités. Dirigées par de véritables seigneurs de la guerre, ces milices officient, pour un très grand nombre d’entre elles, à la frontière sino-birmane. Elles jouent un rôle de gardes-frontières officieux et constituent en réalité un État dans l’État favorable à des contrebandes de toutes sortes. Parmi les membres de ces milices mafieuses, on trouve l’ethnie Wa, mais aussi des descendants de l’armée chinoise nationaliste alors en déroute de Jiang Jieshi qui, en 1948, se sont reconvertis – pour cette région appelée le Triangle d’or – dans le trafic de drogue.

Les barons de la drogue du Triangle d’or comme Lo Hsing Han ou Khun Sa (Chang Chi-Fu) ont largement marqué le trafic mondial d’héroïne, mais ils sont aujourd’hui reconvertis dans des laboratoires clandestins de drogues de synthèse.

C’est dans ce contexte complexe qu’est survenu en 2009 l’écrasement du groupe armé Kokang, ethniquement d’origine chinoise et implanté le long de la frontière avec le Yunnan. 37 000 personnes durent alors se réfugier en Chine. Si le retour à une certaine normalité a pu être observé depuis lors, on le doit avant tout à une volonté, tant du côté chinois que birman, de relancer la coopération bilatérale. Symbole fort : Xi Jinping s’est rendu à Naypyidaw – capitale de la Birmanie – pour sa toute première visite à l’étranger de l’année 2020.

L’homme fort de Pékin a effectué ce déplacement dix-neuf ans après Jiang Zemin, dernier président chinois ayant visité le pays, à l’époque de la Junte. Cette dernière, au pouvoir de 1962 à 2011, continue d’exercer une réelle influence sur Aung San Suu Kyi, officiellement dirigeante. Xi Jinping est arrivé dans un pays où les investissements chinois tiennent le haut du pavé alors que les projets occidentaux, en partie handicapés par l’ostracisme politique, tardent à se matérialiser. Cet état de fait n’a guère changé. La preuve par la visite du chef de la diplomatie chinoise près du Parti communiste, Yang Jiechi, il y a quelques jours encore, avant sa visite en Grèce puis en Espagne. Le projet BRI – Belt and Road Initiative, autre nom des Nouvelles routes de la soie – était au cœur des négociations conduites à cette occasion.

La Chine est l’un des partenaires principaux de la Birmanie. Pékin est le premier investisseur étranger, et plus de 35 % des importations birmanes provenaient de Chine en 2018. La visite d’État du début d’année 2020 aurait permis de signer 33 accords. Dans les protocoles d’accords conclus entre les deux États, on retrouve l’habituelle panoplie des projets de construction de barrages, de ponts, de routes et de voies ferrées reliant des zones économiques spéciales où les investisseurs bénéficient de conditions fiscales préférentielles, tout en privilégiant le déploiement des entreprises et d’une main-d’œuvre chinoises.

La partie chinoise a aussi promis de participer activement au développement économique de Rangoon et de sa région, cœur démographique et culturel du pays. Si la construction du barrage de Myitsone, dans l’État de Kachin, a été stoppée en 2011, dans le prolongement de la réouverture du pays et des pressions américaines, sa relance pourrait être de nouveau envisagée, ainsi que la construction d’un port en eaux profondes à Kyaukphyu (dans l’État de Rakhine), en plus de l’exploitation du gisement de gaz offshore de Shwe (« or » en birman).

Le gouvernement birman a d’ailleurs renégocié en 2019 le montant du projet du port de Kyaukphyu, craignant un scénario désormais bien connu de surendettement en lien avec la diplomatie d’infrastructures de la Chine.

La Birmanie est l’objet d’une très forte concurrence stratégique entre l’Inde et la Chine qui se traduit par ailleurs, depuis plusieurs semaines, par des frictions de part et d’autre de leur frontière himalayenne. Certains analystes évoquent la naissance d’un « Great Game East » ; d’autres, comme Thant Myint-U, historien birman et petit-fils de l’ancien secrétaire général de l’ONU U Thant, penchent plutôt pour la thèse, plus nuancée, de l’émergence de la Birmanie comme un pays d’opportunités dans une Asie en quête avant tout d’une prospérité partagée.

Son adhésion à l’Asean (depuis 1997) lui permet entre autres d’être au cœur des recompositions géoéconomiques et diplomatiques de l’Asie du Sud-Est, où le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie, mais aussi l’Union européenne ont une carte à jouer à la fois dans le cadre du concept Indo-Pacifique, mais également de manière bilatérale, le tout diluant (à la marge) le poids de Pékin.

Le pari du développement et de la coopération militaire

C’est dans ce contexte que la Chine s’attelle à financer des projets multilatéraux pour lesquels la Birmanie et sa sécurisation sont d’une importance capitale. Il en va du développement de ses propres provinces méridionales les plus pauvres comme le Yunnan et le Sichuan mais aussi de la réalisation de vastes projets d’infrastructures interrégionaux.

Le développement de l’Ouest (xibu dakaifa), depuis la fin des années 1990, vise à la fois à désenclaver cette province reculée et à y étendre le contrôle de l’État central, et à répondre à des impératifs de politique étrangère dans la périphérie proche de la Chine. Ainsi, la compagnie China Railway s’active pour obtenir la plupart des marchés de construction d’équipements et de lignes ferroviaires à partir des hubs de Kunming et Nanning vers Bangkok puis Singapour. Par ailleurs, Pékin compte étendre le programme Grand Mékong (et autres bassins versants) vers l’Inde dans une vision transasiatique en suivant le tracé de la Stilwell Road entre le Yunnan et l’Assam via Myitkyina en Birmanie puis Likhapani en Inde.

Centrale, la Birmanie occupe aussi une place importante dans le développement du corridor BCIM – pour Bangladesh, Chine, Inde, Myanmar (Birmanie). La Chine pourrait s’assurer de la bienveillance de ces pays à l’égard de ses initiatives sur cet espace grâce à l’appui des Birmans, malgré des désaccords très réels entre concurrents limitrophes.

Créé en 1999 sous l’appellation « Kunming Initiative », ce forum de coopération économique avait pour but premier d’accroître la connectivité dans cinq domaines : le commerce, les infrastructures, le capital, les investissements et les populations. Ce forum sous-régional comporte aussi une visée géopolitique puisqu’il s’agit de relier le sud-ouest chinois (Yunnan), le Myanmar, le Bangladesh et le nord-est indien.

Le différend sino-indien irrésolu lié aux contentieux qui opposent les deux pays dans l’Arunachal Pradesh et au Ladakh, la réserve chinoise vis-à-vis de la Look East Policy (puis Act East Policy) indienne et le refus des Indiens de connecter le BCIM avec le corridor sino-pakistanais comme le souhaite Pékin sont autant de freins à la réalisation de cette coopération interrégionale. Toujours est-il que la Birmanie est pour la Chine un partenaire de poids en ce qu’elle lui offre un accès stratégique direct à l’océan Indien, lui permettant de desserrer l’étau américain sur l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Dit autrement, le rapprochement sino-birman peut sérieusement mettre à mal le projet Indo-Pacifique tel que le défendent les Américains.

Signe des temps, les ventes et livraisons de matériels militaires de la Chine à la Birmanie n’ont pas cessé, y compris pendant la période la plus aiguë de la crise sanitaire de la Covid-19. La RPC a livré à la Birmanie du matériel médical, via des avions de transport militaire.

Ajoutons que, entre 2013 et 2017, 68 % des importations d’armes en Birmanie provenaient de Chine (camions de transport, blindés, avions, missiles, armes à feu de petit, moyen et gros calibres, etc.). Les relations militaro-stratégiques ne se limitent pas à la vente de matériels ; elles s’élargissent à la formation d’officiers, aux échanges entre agences de renseignement, au partage de technologies et aux exercices communs.

La Birmanie au cœur de la mondialisation asiatique ?

Même si la compétition entre la Chine et ses rivaux en Birmanie est réelle tant sur le plan énergétique que stratégique, l’ensemble de ces acteurs semble avoir pour priorité commune d’assurer avant tout leur croissance et leur prospérité économique, ce qui peut les inciter à davantage chercher la coopération que l’affrontement systématique.

Pékin n’a pas d’autre choix que d’accentuer son soutien économique, politique et militaro-industriel à Naypyidaw, y compris dans le cadre de l’ONU, où la Birmanie est sévèrement critiquée pour le sort qu’elle réserve aux Rohingyas.

La Birmanie, pour sa part, cherche à tirer bénéfice de ces rivalités tout en sachant cultiver non seulement sa situation géographique privilégiée mais aussi son rôle vis-à-vis des pays de l’Asean, pour devenir sans doute le carrefour majeur d’une mondialisation qui, dans les faits, sera de plus en plus asiatique.

Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot – The Conversation – 8 Septembre 2020

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