Les partis ethniques veulent s’inviter à la fête électorale
S’il fallait résumer l’enjeu majeur de la politique intérieure birmane de ces dernières années, un mot ferait probablement l’affaire : Fédéralisme.
Le 21 août 2020, le gouvernement, l’armée birmane et les représentants des partis ethniques signataires de l’Accord National de Cessez le Feu (ANC) ont conclu la 4ème session de la Conférence de Paix – Panglong du 21ème siècle avec un accord de principe sur les étapes d’un « nouveau plan de construction d’une union fédérale démocratique après 2020 », comme l’a qualifié Aung San Suu Kyi (ASSK), conseillère d’état et dirigeante de facto du pays.
La tenue de la Conférence, malgré la recrudescence des cas de Covid-19 dans le pays depuis mi-août, comme la naissance d’un tel accord, même de principe, reste une agréable surprise pour les participants et les observateurs internationaux : le gouvernement ferait preuve de bonne volonté pour faire avancer les discussions avec les partis ethniques. Reste à voir si cette volonté se concrétisera après les élections de novembre.
Plus de 135 groupes ethniques reconnus en Birmanie
La Birmanie est l’un des pays les plus diversifiés au monde sur le plan ethnique – le pays reconnaît officiellement 135 groupes ethniques – et a connu, depuis son indépendance en 1948, un ensemble complexe de conflits entre le gouvernement central et les groupes ethniques minoritaires en quête d’autonomie. Sur les 14 états et régions du pays, la moitié sont considérés comme « ethniques », c’est-à-dire à majorité ethnique locale et non Bamar. A cela s’ajoutent les habitants appartenant à une ethnie autre que Bamar et vivant dans une zone à majorité Bamar, soit les régions et états de Yangon, Ayeyarwady, Mandalay, Sagaing, Bago, Tanintharyi et Magwé. Derrière les Bamar (70 % de la population), les plus importantes ethnies sont au nombre de sept : Kachin (1,5 %), Kayin (7 %), Kayah (1,83 %), Chin (0,90 %), Mon (2 %), Arakanais (1,7 %) et Shan (9 %).
Une manière d’analyser l’enjeu actuel de la politique intérieure birmane n’est alors plus la traditionnelle lecture « démocratie VS armée », comme les médias internationaux s’en font souvent l’écho, mais plutôt une vision « ethnies minoritaires VS ethnie Bamar ». Ces conflits ethniques sous-jacents représentent en effet un obstacle fondamental à la paix, au développement et à la démocratie dans le pays.
Se battre pour une véritable Birmanie fédérale
La Commission Electorale Nationale (CEN) a autorisé 93 partis politiques à participer au scrutin de novembre. Sur ces 93, 78 présentent des candidats pour les parlements locaux et national alors que 18 présentent des candidats uniquement au niveau étatique et régional ; et 49 partis sur les 93 sont des « partis ethniques », c’est-à-dire qu’ils ont pour objectif de défendre et promouvoir les intérêts de leur minorité face au reste du pays. Ils ne sont en revanche pas nécessairement composés de membres de l’ethnie qu’ils défendent, comme le montre l’exemple de Ko Maw Htun Aung, candidat Kachin pour le parti Shan Nationalities League for Democracy (SNLD) dans la circonscription du district de Muse, dans l’état Shan.
L’agenda politique de tous ces partis aux élections de 2020 est similaire, et simple : si le nombre n’est pas en leur faveur pour battre la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) aujourd’hui au pouvoir et former leur propre gouvernement, chacun compte gagner suffisamment de sièges au Parlement de leur état ou région et au Parlement national afin de donner plus de poids à leur vote lors de décision concernant un gain d’autonomie de leur région/état, l’égalité des droits vis-à-vis des Bamar, et la formation d’une véritable Birmanie fédérale.
Silencieux en 2015, sonores en 2020
La plupart de ces partis ethniques sont également contre les grands projets d’infrastructures, notamment ceux des Chinois lancés dans les années 2000 et soutenus par la LND et qui font partie de la « Belt and Road Initiative », souvent connue sous le nom de « nouvelles routes de la soie », censée relier la Chine aux principales zones de commerce et d’échange de la région sud-asiatique. « Les hauts responsables des mégaprojets chinois ne respectent pas la voix des populations locales et ne se soucient pas des effets sur l’environnement », explique le parlementaire arakanais Ora Hla Saw. Kun Gaung Aung Kham, politicien Kachin, fait écho à ce sentiment, ajoutant que « les Chinois ne se soucient que de leurs propres intérêts. Ils essaieront de mettre en œuvre tout ce qui, selon eux, peut leur être bénéfique ». Il faut toutefois noter que cette opposition aux grands projets d’infrastructures n’est pas spécifiquement « anti-chinois » : les populations Shan s’opposent aussi aux grands barrages prônés par l’International Finance Corporation, bras privé de la banque mondiale, qui cherche à imposer ses programmes par des méthodes douteuses.
Plusieurs facteurs expliquent pourquoi les partis ethniques ne se sont pas fait entendre lors du scrutin de 2015 et se font plus vocaux en 2020. Il y a cinq ans, la LND a mené campagne auprès des minorités ethniques avec un argument principal : elle s’engageait à défendre leurs droits pendant son mandat, et en échange, les partis ethniques ne présentaient pas de candidats dans les circonscriptions qu’elle convoitait. L’accord a fonctionné : la vague rouge et jaune a déferlé sur le pays et a obtenu 59,4 % des voix, battant ainsi à plates coutures le Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement (PUSD), historiquement lié à l’armée. Les partis ethniques, eux, ont obtenu 8,7 % des sièges au Parlement national.
La trahison morale de la LND, selon les partis ethniques
Avec cet accord tacite, la LND a remporté plus de 50 % des sièges dans presque tous les parlements des états à dominance ethnique : Chin, Kachin, Kayah, Kayin et Mon. Seules exceptions : l’état de Shan et celui d’Arakan. Dans le Shan, le parti d’Aung San Suu Kyi n’a remporté que 16,2 % des voix, ce qui lui vaut 23 sièges, derrière les 33 du PUSD mais aussi les 24 du SNLD. Une situation qui s’explique avant tout par l’enracinement des partis ethniques dans cet état : le PUSD avait notamment passé un accord électoral avec un important parti local, la Pa-O National Organization, qui lui a permis de remporter une majorité de voix ; l’accord n’a d’ailleurs pas été renouvelé pour les élections de 2020. Dans l’Arakan, l’Arakan National Party a obtenu 48,9 % des voix, contre les 19,1 % de la LND.
Mais depuis 2015, le gouvernement LND n’a pas atteint ses objectifs aux yeux des minorités. L’une des grandes promesses de campagne d’ASSK, la résolution pacifique de conflits armés presque centenaires n’a pas été tenue. Les multiples conférences de Panglong tenues depuis 2016 ne proposent que des avancées minimes vers la paix et n’ont toujours pas répondu aux frustrations des ethnies en manque d’une plus grande autonomie économique et politique, et d’affirmation culturelle ; en effet, les minorités ethniques se considèrent discriminées depuis des décennies et ont ouvertement accusé les gouvernements successifs d’une politique délibérée de « birmanisation ». Le scandale retentissant causé dans plusieurs états par l’érection de statues du Général Aung San, ou d’infrastructure baptisées d’après ce héros – Bamar – de l’indépendance de 1948, en est un exemple récent.
L’union fait la force
Les partis ethniques semblent avoir aussi tiré une leçon de 2015 : éviter de diviser le vote des électeurs. En 2015, de nombreux partis ethniques se sont concentrés sur les élections dans leur état ou région. Mais aujourd’hui, presque tous les partis ethniques sont prêts à disputer toutes les circonscriptions disponibles, du niveau régional au national, quelle que soit la région ou état, en y incluant les postes de ministre des Affaires ethniques.
De nombreux partis ethniques ont également retenu que l’union fait la force et ils ont formé des coalitions sous forme de nouveaux partis : sont ainsi nés le Kachin State People’s Party, le Karen National Democratic Party (KNDP), la Chin National League for Democracy, le Kayah State Democratic Party et le Mon Unity Party. Le Kachin State People’s Party a été formé en 2018 et rassemble six partis majeurs de l’état ; le Mon Unity Party, le Karen National Democratic Party et la Chin National League for Democracy en regroupent trois chacun, et le Kayah State Nationalities League for Democray en compte deux. Ce sont donc cinq des 14 états et régions qui voient la majorité de leurs partis ethniques rassemblés en un seul.
A ceux-ci s’ajoutent trois partis de l’ethnie Wa (dans l’état Shan) qui ont fusionné en avril dernier pour former le Wa National Party. D’autres accords sont nés entre des partis n’ayant pas fusionné, comme celui de ne pas concourir dans les mêmes circonscriptions afin de ne pas diviser le vote des électeurs ethniques. Au final, les minorités ethniques devraient aller au scrutin bien plus unies qu’en 2015 afin d’éviter d’éparpiller le vote ethnique ; un point important dans un système uninominal à un tour de type britannique dans lequel le vainqueur de la circonscription est celui qui compte le plus de voix exprimées le jour du vote, pas automatiquement la majorité, sans second tour pour des alliances ou une correction de l’opinion.
Une alliance d’alliances pour peser vraiment
Dans l’état de l’Arakan, les partis ethniques locaux ont historiquement tendance à remporter tous les scrutins et il est attendu qu’il en soit de même cette année. Le Parlement arakanais est dominé par l’Arakan National Party, qui a remporté 22 des 35 sièges en jeu en 2015. Les difficiles conditions de vote dans cet état – plus de 200 000 déplacés suite au conflit entre le mouvement rebelle de l’Armée de l’Arakan et l’armée régulière birmane, absence de listes électorales dans des dizaines de villages, censure d’internet ordonnée par le gouvernement depuis plusieurs mois, restriction des déplacements et couvre-feu pour faire face à la recrudescence des cas de Covid19 – ne devraient pas impacter ces prévisions. Mais pourrait amener de nombreuses circonscriptions à ne pas être pourvues faute de pouvoir y tenir le vote. L’Arakan National Party, troisième parti politique de Birmanie, l’Arakan Front Party et l’Arakan League for Democracy seront les principaux rivaux. L’inquiétude concernant la division des votes face à la LND n’a pas été suffisante pour unir ces partis pourtant voisins, rongés par les luttes intestinales depuis près de 10 ans.
De même, dans le Shan, les désaccords persistent entre le Shan National Democratic Party et la Shan National League for Democracy, les deux plus importants partis ethniques du plus grand état du pays. Il est attendu que ce dernier soit un compétiteur de choix contre la LND ou le PUSD.
Une des plus puissantes alliances politique a également vu le jour entre 15 partis ethniques, mais cherche encore une stratégie électorale commune pour novembre : l’United Nationalities Alliance (UNA) est née après les élections de 1990, et comporte aujourd’hui deux partis de l’Arakan (Arakan League for Democracy, Arakan Patriotic Party), quatre partis Shan (Shan Nationalities League for Democracy, Northern Shan Ethnics Solidarity Party, Shan State Kokang Democratic Party, Shanni (Tailai)), un parti Mro (Mro National Democracy Party), quatre partis Chin (Chin League for Democracy Party, Chin Progressive Party, Zomi Congress for Democracy, Khumi (Khami) National Party), un parti Mon (Mon National Party), un parti Kachin (Kachin National Congress), et deux partis Kayah (Kayan National Party, Karen National Party). U Myo Kyaw, membre du Secrétariat de l’UNA, a annoncé en juillet que l’Alliance voterait en bloc pour le candidat à la présidence qui promettra l’autonomie des minorités ethniques, une fois que leurs membres auront été élus au Parlement national. « Un membre de l’Alliance ne votera pas pour le candidat présidentiel en tant que parti individuel. Nous voterons tous ensemble d’une seule voix ».
De bons résultats électoraux attendus
La question devient alors : quelles sont les chances électorales de ces partis ethniques pour novembre 2020 : plutôt bonnes, à en croire l’analyste politique U Yan Myo Thein, qui estime que « […] les partis ethniques sont très susceptibles de gagner des majorités dans les parlements des états et régions. Ils ont également de fortes chances de remporter [plus] de sièges au Parlement du pays ».
Les partis ethniques ont estimé qu’ils gagneraient au moins 20 % des sièges lors des prochaines élections, tandis que la LND en obtiendrait environ 40 %. Le parti aujourd’hui au pouvoir devra remporter plus des deux tiers du total des sièges mis en jeu au scrutin pour atteindre les 50 % de parlementaires nécessaires pour former un gouvernement : la Constitution de 2008 réserve 25% des sièges aux parlementaires nommés par l’armée. Si aucun parti n’obtient seul ces deux-tiers des circonscriptions, la majorité absolue ne sera pas atteinte et la formation de coalitions deviendra inévitable ; une opportunité sur laquelle les partis ethniques comptent pour gagner en influence.
Ces dernières semaines, l’actualité médiatique s’est fait le support des appels à négociation entre les partis ethniques et la LND. Certains partis ethniques racontent que la LND leur a tendu la main, et qu’ils l’ont refusée, citant des divergences politiques non réconciliables. La plupart, en revanche, voient un avantage électoral à s’allier avec la LND pour remporter plus de sièges face au Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement (PUSD), notoirement pro-armée et nationaliste. A l’heure où ces lignes sont écrites, aucun accord n’a été officiellement formé.
Par Ludivine Paques – Lepetitjournal.com – 17 Septembre 2020
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