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Thaïlande : le journalisme comme sport de combat

À Bangkok et ailleurs dans le pays, la fronde des étudiants contre le pouvoir monarchique n’a pas ou peu été relayée par les médias officiels. Seuls quelques médias comme le site Prachatai résistent. Entretien avec Anna Lawattanatrakul rédactrice de la version anglaise de ce pure player.

En Thaïlande, les affrontements se poursuivent entre les partisans de la démocratie et ceux du pouvoir en place. Les premiers exigent la destitution du Premier ministre Prayut Chan-O-Cha, en poste depuis le coup d’État de 2014, mais aussi une révision de la Constitution, jugée trop favorable à l’armée. Les parlementaires doivent déterminer les amendements constitutionnels susceptibles d’être examinés. Pour l’instant, peu de médias ont relayé la contestation.

Marianne : Qu’est-ce que le site Prachatai ? Qui sont ses journalistes et quelle est votre mission ?

Anna Lawattanatrakul : Prachatai est un quotidien web indépendant créé en juin 2004 pour fournir des nouvelles et des informations fiables et pertinentes au public thaïlandais dans une époque où la liberté et l’indépendance des médias d’information thaïlandais sont sérieusement limitées. Prachatai est issu de la Fondation pour les Médias Éducatifs Communautaires (FCEM), une organisation à but non lucratif, qui possède également la version anglaise de Prachatai ainsi que This Able Me, un magazine en ligne dédié aux droits des personnes handicapées. Nous sommes une très petite organisation.

Avec les trois équipes de rédaction combinées, nous avons au total 16 journalistes à temps plein ainsi que trois autres personnes. Les trois quarts d’entre nous ont la vingtaine et la plupart sont Thaïlandais. Certains sont engagés sur des thématiques sociales comme l’égalité des sexes, la fin des discriminations sexuelles, les problèmes des personnes handicapées. Nous avons également un journaliste chevronné qui a suivi plusieurs coups d’État militaires, un ancien avocat spécialisé dans les droits de l’homme ou encore un ex-syndicaliste. Nous traitons les questions politiques, sociales et les droits de l’homme en Thaïlande. Nous avons fait des reportages sur les groupes marginalisés ainsi que sur les réformes des institutions politiques.

Notre objectif est de produire des articles approfondis et exacts. Mais il n’est pas nécessaire d’être diplômé en journalisme pour travailler dans un média en Thaïlande. Beaucoup d’entre nous ont étudié les arts libéraux ou les sciences politiques à l’université, mais nous sommes conscients des problématiques sociaux. Personne à Prachatai ne se destinait à devenir journalistes. Nous nous sommes retrouvés là car c’est le meilleur moyen de défendre nos valeurs.

En 2020, la Thaïlande est classée 140e sur 180 pays par Reporter sans frontières. Pouvez-vous nous en dire plus sur les difficultés que rencontrent les journalistes dans l’exercice de leur métier en Thaïlande ?

Les reporters thaïlandais risquent d’être confrontés à des procès et à un système judiciaire draconiens. En février 2019, le gouvernement a adopté une loi sur la cyber sécurité qui constitue un danger supplémentaire pour l’information libre et en ligne. Les autorités ont suspendu le recours à l’accusation de lèse-majesté depuis le début du mouvement actuel mais peuvent toujours utiliser la loi de 2019. De notre côté, nous journalistes risquons également des poursuites de la part d’entreprises. Il existe une loi contre « la participation du public » et les sociétés l’utilisant comme outil d’intimidation contre ceux qui expriment des préoccupations légitimes sur des questions d’intérêt public.

Aujourd’hui, dans le contexte particulier des manifestations, pouvez-vous exercer votre métier de journaliste ou en êtes-vous empêché par la police ?

Lorsque nous nous rendons dans des manifestations, en général nous pouvons toujours faire notre travail sans être confrontés à des restrictions majeures. Cependant les policiers essaient parfois de séparer les journalistes des manifestants. Lors d’une manifestation en juin dernier, la police a annoncé que nous devions rester dans une zone désignée parce que les manifestants enfreignaient la loi et que nous risquions de nous retrouver mêlés en cas d’interpellations. C’est quelque chose d’inédit. Lorsque les étudiants ont commencé à manifester en début d’année, on ne voyait pas spécialement d’efforts de la police pour bloquer les journalistes ou pour les maintenir dans des zones spécifiques.

Un de vos journalistes a pourtant été arrêté par la police lors des manifestations, pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ?

L’un de nos reporters, Kitti Pantapak, a été arrêté après la répression du 16 octobre. Pendant cette vague de manifestations, il est le seul de nos reporters à avoir été appréhendé. La police avait ordonné à tous les journalistes de quitter la zone. Alors qu’il était encore en direct sur notre page Facebook, il est allé voir un officier pour savoir dans quelle partie de la zone de l’intersection les reporters n’étaient pas autorisés à entrer et a été arrêté brutalement. D’après une de mes consœurs, il est également devenu plus difficile pour les journalistes de se rendre dans les tribunaux où les commissariats pour couvrir des affaires impliquant des militants politiques ou relatives aux manifestations. De plus, une ordonnance récente du tribunal a interdit de filmer dans les tribunaux, ce qui signifie souvent que les journalistes doivent rester à l’entrée.

Le gouvernement vous a pris pour cible, ainsi que trois autres médias, en exigeant que des enquêtes soient lancées, pouvez-vous nous en dire plus ?

Le chef de la police, Pol Gen Suwat Chaengyodsuk, récemment nommé responsable en chef de l’État d’urgence a lancé une enquête sur quatre médias, dont Prachatai, pour « diffusion de contenu qui affecte la sécurité de l’État, la paix et l’ordre, ou la bonne morale du peuple ». Les forces de l’ordre ont demandé à la Commission nationale de la radiodiffusion et des télécommunications (NBTC) et au ministère de l’économie et de la société numérique (DES) d’enquêter sur les contenus qui pourraient violer le décret d’urgence. Le 20 octobre, deux médias ont été fermés par la cour mais le tribunal pénal a retoqué cette décision le lendemain. De notre côté, nous n’avons finalement pas reçu d’ordonnance du tribunal dans cette affaire.

Par Vincent Gény – Marianne – 17 Novembre 2020

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