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Littérature thaïlandaise: « La chute de Fak » de Chart Korbjitti ou la tragédie de l’exclusion sociale

C’est un événement pour les amateurs de littérature asiatique. Les éditions Gope ont réédité le 1er décembre dernier La chute de Fak de Chart Korbjitti, l’un des plus grands romanciers thaïlandais.

Ce roman, traduit du thaï au français par Marcel Barang disparu au mois de juin, avait reçu en 1981 le SEA Write Award, l’équivalent du prix Goncourt en Asie du Sud-Est. Il plonge le lecteur au cœur d’un village thaïlandais et des infamies de ses habitants. « La rumeur a couru que, pas même un mois après la mort de son père, Fak avait pris sa belle-mère pour femme, une veuve qui n’avait pas toute sa raison… », peut-on lire en quatrième de couverture. C’est la sentence du destin qui s’abat sur Fak mais c’est aussi la sentence des villageois qui le condamne à une tragique exclusion sociale.

La chute de Fak ne fait pas partie des romans qu’on lit distraitement et qu’on classe dans sa bibliothèque sans plus jamais y penser. Sa lecture peut être âpre et rugueuse car le drame engendre le drame jusqu’à l’inexorable fin. Il fait partie des livres qui bousculent, tout simplement car il nous fait sortir de notre zone de confort et de notre bain culturel habituel.

La souffrance de Fak

Le roman de Chart Korbjitti s’ouvre sur une scène de liké, une forme d’opéra thaïlandais. Le village est au spectacle, le lecteur aussi. Ce spectacle, c’est la destinée tragique de Fak, celle d’un pauvre homme sacrifié sur l’autel de la rumeur. Elle veut que Fak ait pris pour femme la veuve de son père. Ce bruit ne peut courir que parce qu’il est alimenté par un groupe où seules les apparences comptent et où il est mal venu de sortir du rang ; un groupe d’ailleurs prêt à toutes les impudeurs pour entacher la réputation d’un individu.
La fameuse rumeur se rajoute à la double peine qui accable déjà le jeune homme : son père n’est plus, il se retrouve avec cette belle-mère qu’il connaît à peine et qui est déjà la risée du village car elle n’a pas toute sa tête. On assiste, impuissant, à la disgrâce de Fak qui se transforme peu à peu en lente déchéance : même les chiens errants finissent par le fuir. Sa souffrance est une agonie. Un épisode du livre est une superbe mise en abîme de cette chute : Fak tue un chien supposément enragé sous le regard des villageois qui l’entoure. Cette condamnation sur la base d’une supposition n’est pas sans rappeler la mort sociale de Fak, le pestiféré du village, avec des habitants qui n’en perdent pas une miette.

Le karma dirige l’humanité

Il sera plus facile d’accéder à la profondeur du texte avec quelques clés de lecture, notamment sur la notion de karma dans le bouddhisme Theravada, religion majoritaire en Thaïlande. Dans son ouvrage 100 questions sur le bouddhisme Theravada*, Didier Treutenaere l’explique ainsi : « Nos actes intentionnels constituent un flux complexe qui imprime ses effets sur nos corps, nos pensées et nos nouvelles actions ; ce flux détermine notre existence présente comme nos existences futures ; ce flux est en quelque sorte « notre énergie en devenir »: c’est le karma. » C’est donc le karma de Fak qui est à l’œuvre et ne lui laisse aucune chance. Pourtant le protagoniste rêve que la vérité éclate. Pourquoi ne s’en charge-t-il pas lui-même ? Parce qu’il est inenvisageable d’être frontal. La justice et la vérité ne peuvent être rétablies que par un autre. Mais surtout, qui peut aller contre son karma ? Comme le rappelle Didier Treutenaere, « il est cependant affirmé dans les textes bouddhistes que « le monde est dirigé par le karma, l’humanité est dirigée par le karma ». » La descente aux enfers de Fak est donc par là-même inéluctable.

Chart Kobjitti, une plume acérée

Né en 1954, Chart Korbjitti est considéré comme le meilleur romancier contemporain de Thaïlande par son traducteur, Marcel Barang. Les failles de la société thaïlandaise, telles que l’abus de pouvoir, de même que l’exclusion sociale et l’ostracisme sont ses thèmes de prédilection. La chute de Fak est son premier roman et celui pour lequel il reçoit son premier prix littéraire, le SEA Write Award. Il se verra attribuer d’autres récompenses par la suite et sera même nommé Artiste national en 2004.

À travers le récit de la descente aux enfers de Fak, l’auteur propose une incursion sociologique dans une communauté rurale de la Thaïlande du XXe siècle. Chart Korbjitti dépeint avec une certaine acidité les relations sociales, les événements qui rythment la vie du village et le développement, parfois à double tranchant.

La traduction du regretté Marcel Barang, traducteur de référence du thaï vers le français et l’anglais, est dans une langue ciselée qui fait honneur à la plume de Chart Korbjitti. Les descriptions des lieux, des personnages ou encore des traditions amènent une vérité romanesque indiscutable. La chute de Fak ne laisse pas indifférent. N’est-ce pas aussi à ça qu’on reconnaît un grand texte ?

Par Suzanne Bruneau – Asialyst – 15 décembre 2020

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