Birmanie : pour les militaires, les affaires sont les affaires
Le putsch de Min Aung Hlaing serait motivé par ses intérêts économiques : le général a ses entrées dans deux conglomérats dont les activités lucratives sont dépendantes des décisions politiques du gouvernement.
Près de 300 millions d’euros. C’est la somme qui a été transférée quelques jours avant le coup d’Etat du 1er février au gouvernement birman par le Fonds monétaire international (FMI). Une aide internationale d’urgence destinée à faire face aux conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19. Un blanc-seing, pourrait-on dire, puisque nulle contrainte sur la manière d’utiliser cet argent n’a été formulée avant le transfert. La somme est aujourd’hui aux mains des militaires, avec à leur tête le puissant général Min Aung Hlaing, et aucun moyen légal ne semble donner le droit au FMI de la récupérer.
«Les intérêts financiers personnels du général doivent être considérés comme l’une des motivations du coup d’Etat», estime le collectif Justice for Myanmar dans un rapport publié dimanche soir. Min Aung Hlaing dirige dans l’ombre deux des plus grands conglomérats du pays, Myanmar Economic Corporation (MEC) et Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), deux groupes tentaculaires dont les activités s’étendent à presque tous les secteurs : zones portuaires, mines de jade et de rubis, immobilier, construction… Des domaines qui dépendent tout particulièrement des décisions politiques du gouvernement en matière de taxes, autorisations, licences, etc.
«La marque de la corruption est très claire»
La position centrale de Min Aung Hlaing au sein du gouvernement permet aussi à ces conglomérats d’obtenir des contrats avantageux. En retour, ces deux entreprises fournissent des fonds à l’armée. L’année dernière, dans un accord signé avec l’une des plus grandes entreprises de logistiques du pays, Ever Flow River Group, pour la construction d’un terminal à conteneur, MEHL obtient 51 % des parts du projet alors que le partenaire assume 100 % de l’investissement. «Ce sont des contrats où la marque de la corruption est très claire, estiment les activistes de Justice for Myanmar. Min Aung Hlaing commet des abus de pouvoir pour protéger ses intérêts commerciaux et ceux de sa famille.» Son fils et sa fille sont eux aussi à la tête d’immenses et lucratives entreprises. L’ONG Transparency International classe régulièrement la Birmanie parmi les pays plus corrompus, autour de la 140e place sur 180.
Une date fatidique approchait : en juillet, le général aura 65 ans, l’âge de la retraite obligatoire dans l’armée birmane. Sa passation de pouvoir était prévue pour le mois de juin, ce qui l’aurait privé de sa position d’intermédiaire privilégié dans des gros contrats et, surtout, rendu vulnérable à d’éventuelles enquêtes sur des faits corruption par un gouvernement dirigé par la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi. Il est déjà visé par des sanctions américaines, et sa responsabilité dans les crimes de guerre commis contre la minorité rohingya est en cours d’investigation devant le tribunal de La Haye.
Pour conserver son immunité dans ces affaires pénales et financières, il aurait pu «soit négocier un départ à la retraite anticipé avec Aung San Suu Kyi, en demandant l’immunité pour lui et ses proches, soit entrer en politique», explique Nehginpao Kipgen, un spécialiste du mouvement pro-démocratie en Birmanie. Le général ne cachait plus ses ambitions politiques depuis un bon moment, ayant même déclaré à un journal russe : «La priorité est que les élections se déroulent avec succès. Ensuite, si la confiance est au rendez-vous, nous pourrions envisager d’entrer en politique.»
Porte de sortie
Sur le modèle du voisin thaïlandais, il aurait pu décider ensuite de rejoindre le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (USDP), composé en majorité d’anciens militaires. Certains lui prêtaient même des ambitions présidentielles. Mais leurs résultats calamiteux aux législatives de novembre l’ont privé de cette porte de sortie. Le coup d’Etat lui offre un peu de temps (au moins un an d’état d’urgence, et peut-être six mois de plus, s’est-il déjà empressé de déclarer), pour procéder à d’éventuels remaniements de la carte électorale afin de remédier au problème, comme la junte thaïlandaise l’a fait avant lui. «Le coup est avant tout une affaire personnelle pour Min Aung Hlaing», affirme Mark Farmaner, de l’ONG Burma Campaign UK.
En mettant l’accent sur l’aspect économique, des organisations comme Human Rights Watch tentent de faire pression depuis quelques jours sur les multinationales qui ont des intérêts en Birmanie et traitent avec les conglomérats militaires. Pour l’instant, seul le fabricant de bière Kirin et le géant de l’automobile Suzuki, tous deux japonais, ont annoncé qu’ils cessaient leurs activités en Birmanie. Du côté des entreprises françaises, Accor, Lafarge, Bouygues, pour ne citer qu’elles, ont d’importants intérêts dans le pays. Présent dans le pays depuis trente ans, le pétrolier Total a déclaré dimanche qu’il «évaluait les impacts du coup d’Etat sur ses activités».
Par Carol Isoux – Libération – 7 février 2021
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