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Birmanie, au cœur des ténèbres : les coulisses de notre reportage

Deux ans après le coup d’État, « Le Point » a pu suivre des résistants karennis et a enquêté sur les crimes de guerre de la junte.

C’est le véritable héros qui ne figurera dans aucun des articles de cette série sur la Birmanie. Sans lui, elle n’aurait pas été possible. Pour protéger sa sécurité, il est impossible de révéler son nom, ou même des détails qui permettraient de l’identifier. Ce « fixer », selon le terme consacré dans la profession, a concrétisé ce reportage de plus de deux semaines dans un pays devenu quasi impénétrable aux journalistes étrangers.

Il a d’abord permis de pénétrer loin à l’intérieur de l’État karenni – aussi appelé Kayah –, petite région de l’est de la Birmanie peuplée par la minorité ethnique du même nom. Il a fallu franchir discrètement les obstacles, contourner les barrages, traverser un fleuve en pirogue, une rivière à gué, des jungles, des montagnes, des villages désertés, et des routes en pleine ligne de front, pour arriver dans l’enclave karennie, le petit royaume que se sont taillé les jeunes résistants autour de la ville de Demoso. Ce précieux guide est aussi parvenu à convaincre leurs chefs de fournir les autorisations nécessaires, et les civils de livrer leurs témoignages malgré le risque de représailles.

    C’est seulement ainsi qu’on peut réaliser un vrai travail d’enquête. Or celui-ci est indispensable. La tragédie birmane est aujourd’hui, juste après l’Ukraine, le conflit le plus violent à l’échelle mondiale. Des combats impitoyables s’y déroulent sur plusieurs lignes de front, dont celles de l’État karenni. Défiant tous les pronostics, les jeunes résistants remportent des victoires à armes inégales. Incapables de reprendre le dessus, les soldats du dictateur Min Aung Hlaing se vengent sur les civils, commettant des crimes contre l’humanité qui n’ont rien à envier aux atrocités de l’armée russe en Ukraine ni à la sauvagerie des djihadistes de l’État islamique.

    Des combats impitoyables

    Pourtant, les médias et opinions ne lui consacrent pas l’attention qu’ils ont donnée à l’invasion de Poutine ou aux guerres sans fin de Syrie, du Sahel ou du Yémen. La faute au ratio morts/kilomètres – loin des yeux, loin du cœur. Mais pas seulement. Les difficultés d’accès pèsent presque autant. Une histoire racontée de loin n’aura jamais le même impact. Pour alerter le public, l’enquête journalistique est essentielle. C’est une chose de lire une brève ou de voir circuler sur les réseaux sociaux une vidéo témoignant d’un massacre ou de combats. C’en est une autre de plonger en profondeur dans un sujet, d’écouter le témoignage détaillé et direct d’un témoin clé, d’un résistant, d’un criminel de guerre ou d’une victime.

    La veille de Noël 2021, la nouvelle d’un massacre barbare au cœur de l’État karenni avait horrifié les spécialistes. Les corps carbonisés de 35 villageois, certains fuyant l’armée, avaient été retrouvés par les résistants. Une vingtaine étaient attachés. Certains avaient été brûlés vifs. Les détails étaient si accablants pour la junte que l’Union européenne et les États-Unis avaient rapidement sanctionné les officiers supérieurs commandant les troupes dans la région. Après plusieurs rapports d’organisations de défense des droits de l’homme, une plainte a été déposée début 2023 en Allemagne, fondée, entre autres, sur ce massacre.

    Sanctions internationales

    Début décembre 2022, les résistants ont capturé des hommes de la division 66, dont un bataillon a commis ce crime abject. Mais que faire de ces quatre prisonniers de guerre ? Ni les enquêteurs de l’ONU ni des organisations de défense des droits de l’homme ne peuvent se risquer aussi loin dans la jungle birmane pour recueillir leurs témoignages, pourtant décisifs, pour un futur dossier judiciaire. D’autant que de tels interrogatoires, réalisés alors que ces hommes sont aux mains d’un groupe armé, sont évidemment sujets à caution.

    Dilemme moral

    Le journaliste lui-même est mis face à un dilemme moral. La convention de Genève proscrit en principe de soumettre un prisonnier à la curiosité publique, donc de l’interviewer pour publier telles quelles ses déclarations, émises sous la contrainte. Mais cette pièce serait décisive afin de tenir la junte pour comptable de ses horreurs. À terme, la solution serait de remettre ces témoins clés à la justice internationale ou à tout tribunal qui s’en emparerait au titre du principe de juridiction universelle.

    En attendant, ils pourrissent dans une cage de bois à plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur du territoire birman, sans que leur témoignage accablant soit connu. Le Point a pu parler plus d’une heure avec l’un d’entre eux. Il nous a donné le nom précis de l’unité qui aurait commis le massacre. Il ne l’avait même pas confié aux résistants qui l’avaient longuement interrogé. Il a parlé parce que nous étions étrangers et qu’il sait que sa seule planche de salut est désormais l’exil, après avoir collaboré avec la justice. Et aussi grâce à l’incroyable talent de persuasion de notre guide, héros anonyme du journalisme.

    Par Jérémy André – Le Point – 23 mars 2023

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