Démocratie siamoise, ou démocrature thaïlandaise ?
Le rôle d’un média est d’animer le débat. En Thaïlande aussi. Et pour cela, notre ami et chroniqueur Philippe Bergues sait taper juste.
Une image saisissante de ce mercredi 13 juillet pourrait résumer la confiscation de la démocratie en Thaïlande, celle du Parlement barricadé par des conteneurs maquillés par des bâches vantant les destinations touristiques du pays. Je m’explique : la stratégie des autorités était de rendre l’édifice imprenable à cause de la décision « prévisible » des sénateurs de bloquer du pouvoir le parti qui a remporté les élections du 14 mai. Cette mise en scène de dissimulation en prévision des manifestations pour faire valoir le respect du vote du peuple afin que le leader du MFP, Pita Limjaroenat, devienne le 30ème Premier ministre du royaume. Car, au même moment, dans l’hémicycle, députés et sénateurs s’affrontaient dans un débat d’invectives avec pour sujet la place de l’institution monarchique dans la vie politique siamoise, illustré par différentes représentations de l’utilisation de l’article 112 du code pénal ou crime de lèse-majesté.
Les tenants inflexibles du statu quo et les réformateurs du camp « orange ». L’unique grief adressé hier au seul candidat au poste de Premier ministre aura été sa volonté de moderniser les rapports entre la société et le monarque. On connaît le résultat : Pita Limjaroenrat a échoué dans sa tentative pour 51 voix. La « démocrature » des élites militaro-royalistes l’a une nouvelle fois emportée sur la « démocratie populaire » et ce constat invite à une question : à quoi sert-il d’organiser des élections en Thaïlande, coûtant entre 5 à 6 milliards de bahts, financées par de l’argent public, pour que des sénateurs tout puissants aillent à l’encontre du vote majoritaire du public ?
Un 19 juillet très probablement identique au 13 juillet pour Pita
Le président de la Chambre basse, Wan Muhamad Noor Matha, a déjà reconvoqué, comme il l’avait annoncé, les parlementaires pour un nouveau vote le mercredi 19 juillet. Les sénateurs et les députés des partis de l’ancienne majorité du gouvernement Prayut Chan-o-cha ont clairement indiqué qu’ils ne voudront pas de Pita Limjaroenat comme Premier ministre, même si 13 sénateurs, un petit vingtième sur les 250, l’ont approuvé hier pour le poste. L’ironie du contexte est que dans la « constitution militaire » de 2017, l’idée était d’empêcher en mars 2019 une « dictature parlementaire » menée par le parti thaksinien, le Pheu Thai. Mais comme les sénateurs font toujours partie de la législature actuelle, tout du moins jusqu’en mai 2024 où leur mandat est censé expirer, ce sont eux, qui par leur minorité de blocage, imposent leur volonté aux autres.
Cette minorité de blocage est donc très concrètement un héritage des années 2014-2019 où la junte thaïlandaise s’est assurée de préserver les intérêts de l’establishment, quelles que soient les circonstances des élections à venir, au mépris du vote du peuple thaïlandais. La charge violente adressée hier à Pita par Chada Thawed, député du Bumjaithai, illustre « l’instrumentalisation de la monarchie » comme justification du refus du vote des Thaïlandais. « Si vous laissez les gens insulter la monarchie sans aucune loi, pour les contrôler, notre pays brûlera. Et si je proposais une loi permettant de tirer sur ceux qui insultent la monarchie ? » s’est enflammé Chada Thawed dans une diatribe qui a laissé interrogative Pita et de nombreux députés de la coalition des 8 partis majoritaires.
Le sénateur Chomchai Sawangkarn a placé son intervention sur la Thaïness et la prétendue ingérence de l’Occident dans les élections thaïlandaises avec le MFP comme « cheval de Troie » : « Ne copiez pas tout ce que les Occidentaux font pour oublier la thaïté. Nous sommes tous des visages jaunes et ils nous appellent les citoyens de 2ème classe. Vous n’êtes pas un citoyen du monde avec un long nez, une peau pâle et une grande taille. Pouvez-vous présenter un projet de loi pour rendre la Thaïlande communiste ? Vous ne pouvez pas. Ou d’en faire une République ? Vous ne pouvez pas. C’est anticonstitutionnel. Il en va de même pour votre projet de loi modifiant le lèse-majesté, car cela porte atteinte à la monarchie » s’est-il adressé en ces termes au candidat Pita en commentant sa tentative de réforme.
Le Pheu Thai en position de force ?
Une chose est certaine : en plaçant la monarchie au centre du débat parlementaire et en l’amenant dans l’arène politique opposant forces progressistes et forces conservatrices, la Thaïlande vit des heures inédites et impensables sous le règne de feu le roi Bhumibol. Le Pheu Thai risque bientôt d’être la clé de la solution. Combien de temps va t-il continuer à soutenir Pita pour décrocher la tête du gouvernement tout en sachant la quasi issue certaine du résultat ? Les déclarations récentes de Thaksin Shinawatra, attendant que la situation politique se stabilise pour rentrer de son exil à Dubaï, laissent à penser qu’un scénario de rechange est déjà éludé. Le Pheu Thai a vu qu’il serait quasiment impossible pour Pita de mener la coalition gouvernementale.
Il lui restera donc deux choix : tenter d’arriver au pouvoir avec la même coalition, au risque de se le voir refuser avec des arguments similaires à l’égard du MFP, ce qui lui sauverait la face en justifiant qu’il aurait mis tous les moyens pour sauver le protocole d’accord des 8 partis majoritaires coalisés. Ou former une coalition « alternative » avec le Palang Pracharat de «l’oncle Prawit Wongsuwon» et le Bumjaithai d’Anutin Charnvirakul en voie de recours. Un signe est peut-être révélateur de cette hypothèse, le Premier ministre intérimaire, Prayut Chan-o-cha a déclaré cette semaine abandonner définitivement la vie politique. Certains experts parlent d’un reversement à venir des députés de son parti, l’United Thai Nation, dans le Palang Pracharat de Prawit, puisque l’UTN avait été créé pour le seul destin de Prayut. Les conservateurs et les élites sont tous d’accord aujourd’hui pour estimer que le Pheu Thai est moins dangereux pour eux que le MFP avec ses autres menaces existentielles comme les réformes de la conscription militaire, la fin des monopoles des « grandes familles » dans l’économie ou le suffrage direct proposé des gouverneurs provinciaux qui menaceraient les « baronnies historiques ». En s’effaçant, le plus anti-thaksinien des ultraroyalistes, Prayut Chan-o-cha, laisse ainsi la possibilité d’un rapprochement des Shinawatra avec les conservateurs. Pour permettre d’enterrer la hache de guerre sur le dos de Pita et du Move Forward ?
Par Philippe Bergues – Gavroche-thailande.com – 15 juillet 2023
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