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Hanoï, la revanche sur l’histoire

Revenue de tout avec une résilience hors du commun, la capitale du Vietnam connaît, à l’image du pays, un engouement sans précédent.

La grande tentation à Hanoï serait de faire comme tout le monde. Bouger sans arrêt, du matin au soir. Dès 5 heures, autour du lac : badminton, yoga, course, mouvement des bras comme des éoliennes joyeuses, marche volontariste. Six femmes sont en file indienne. Elles se martèlent les épaules de la tranche et du plat de la main. Elles se frictionnent les hanches, réveillent les dorsales, crispent le cou, remontent au cuir chevelu, massent énergiquement et dans une rythmique endiablée terminent la séance en un hourra libérateur. Déjà, les milliers de scooters commencent leur ronde, glissent comme un banc de poissons. Ils sont partout : dans les travées des marchés, les étroites venelles, les couloirs d’immeubles. Il n’y a que dans les frigos qu’ils n’entrent pas.

Hanoï, comme les autres grandes villes du Vietnam, exorcise des années de guerres comme nul autre pays au monde. Une sorte de résilience hardie, de vitalité saisissante. Dans cette ville de 7 millions d’habitants, il y a cet instinct de survie évidente qui vous saute à la gorge. Même la langue pétarade. Elle s’agrippe dans son écriture comme s’il fallait s’accrocher aux mots, y mettre des accents aigus, graves, des cédilles inversées, des demi-points d’interrogation, du tilde. De la vie.

De partout, le passé vient rappeler qu’il fut un temps où le ciel faisait tout tomber sur la ville : bombes comme jamais. Parfois, au détour d’une ruelle, surgissent les restes d’un B-52 déchiqueté (musée de la Victoire) ; dans la pièce d’eau d’un square, la carcasse d’un autre bombardier, ses roues en l’air, la paix par-dessus. Dans les sous-sols de l’hôtel Sofitel Legend Métropole, un bunker abrita Jane Fonda, Joan Baez. Une bande-son terrifiante rappelle cet enfer entêtant. On entend une voix de femme cherchant son enfant et les bombardements sourds. On comprend alors l’énergie farouche de cette ville de survivants. Se débarrasser du passé, fut-il chinois (mille années) ou français (un siècle), lorsque l’Histoire se fit sans elle, et passer à la page suivante.

Energie euphorique

Pour le voyageur, l’écart est saisissant entre ces bribes de jadis, la pertinence du présent. Dans ces traits d’union entre les époques que constituent les palaces comme le Sofitel Legend Métropole (1901), on saisit encore mieux l’amplitude de Hanoï. Dans l’une des chambres de l’aile historique, des stars bucoliques partagèrent les mêmes lits dans un casting alphabétique parfois cocasse. Charlie Chaplin et Paulette Goddard y passèrent « incognito » leur lune de miel après s’être mariés secrètement. Dans le hall, le spectacle est fascinant : une délégation brésilienne file en réunion et croise une influenceuse coréenne sur ses hauts talons. On pourrait rester des heures à voir défiler la terre entière avec, comme tourneurs de page, les portiers au sourire élastique, au « bonjour Monsieur… bonjour Madame », comme on l’entendait autrefois, créant ces incessants champs/contrechamps dont le Vietnam a le secret…

Cette alternance constante passe aussi bien dans le massage dam bop (dam : cogner et bop : pincer) – comme le faisaient ce matin les dames du lac avec leur énergie euphorique – que dans la nourriture. La gastronomie vietnamienne est, dit-on, l’une des meilleurs au monde. Mais pour le moment personne n’est au courant, à part quelques éclairés comme feu-Anthony Bourdain, gourmet globe-trotteur. Il entraîna Barack Obama dans une banale gargote aux néons suractifs. Le lieu est devenu depuis cultissime, enserrant même sous un dôme de Plexiglas la table partagée par les deux compères.

La cuisine, elle aussi, est dans l’énergie. Elle participe de l’antagonisme des consistances, à la fois croquantes, fibreuses, moelleuses. Elle parle de santé, de médecine, de bouillon clair. Loin de cette hybridation post-coloniale des vietnamiens à Paris, où l’adaptation supposée au goût français débouche sur une cuisine hybride, édulcorée, convenue, caricaturée. Ici pas de fusion doucereuse, mais des éléments vivant leur indépendance (nous y revoilà) avec toujours une dominante colorée, histoire de donner de l’entrain à la volaille (curcuma), du caramel au canard, du pourpre dans la soupe de Hue. Viendra le temps où la cuisine vietnamienne se réveillera, gagnera une « élasticité d’échelle » (du tabouret de rue aux sièges des restaurants) pour rejoindre les cadors de nos télévisions.

Moiteurs sensuelles

Dans un mimétisme réciproque, la nature rudoyée de Hanoï répond par une végétation luxuriante. Pour un peu, les flamboyants banians, tamariniers, bang lang, alstonias, sophoras, pancoviers, badamiers pourraient un beau jour se réveiller de leur torpeur et gober la ville en une bouchée. Hanoï a ce déséquilibre qui nous rassure, entre l’eau et la terre, flottant sur un delta instable né d’un fleuve qui se déplace selon le jeu des alluvions. Pourtant, Hanoï n’est pas tombée de la dernière pluie. Le site a été choisi pour ses qualités physiques, paysagères et géomantiques. Hanoï vous aura non seulement « tropicalisé » avec ses pluies soudaines, ses moiteurs sensuelles, ses brumes bretonnes, le crachin pollué des scooters (dont on annonce pour 2030 l’interdiction dans le centre-ville), mais elle vous aura aussi décentré, désorienté.

Pour contrer cela, nombreux sont les voyageurs qui filent en dehors de la ville pour l’éblouissante baie d’Ha Long. Elle ressemble à l’idée que l’on en a. Faut-il encore trouver la combinaison du coffre pour aborder l’un des lieux les plus visités au monde. Il faut donc des ruses d’un chef Mohican. L’une d’entre elles consiste à grimper dans un hydravion pour éviter les torrents touristiques et, pendant une vingtaine de minutes, rêver au-dessus de ce paysage saisissant. S’il fait nuage, il n’est pas nécessaire de s’embrumer soi-même, le survol en est encore plus poétique, dans une sorte de ouate estompée, d’hallucinations mouchetées.

Dans ce même ordre d’idée, gagner les montages, à une heure de là, et leur amplitude méditative. Sans doute une des meilleures façons de ranger ce souvenir d’un Vietnam en dehors de tout, « éphémère et insubmersible » (Jean-Claude Pomonti), est de rejoindre la pagode de Yen Tu, site troublant de beauté, sa forêt euphorique, les milliers de marches martelant vos chevilles comme les dames du lac, histoire de mieux imprimer encore que le pays a cessé depuis longtemps d’être une guerre, il est devenu un voyage. Il peut maintenant se consacrer à l’énigme de son insatisfaction.

Par François Simon – Les Echos – 2 mai 2024

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