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Thaïlande : 20 ans d’injustice pour les victimes du massacre de Tak Bai

Les ex-fonctionnaires suspectés d’avoir causé des morts et des blessures n’ont toujours pas été tenus responsables devant la justice

Les gouvernements thaïlandais successifs n’ont pas traduit en justice plusieurs anciens fonctionnaires impliqués dans la dispersion violente de manifestants musulmans d’origine malaise dans le district de Tak Bai, dans la province de Narathiwat, il y a vingt ans, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui ; cet incident avait causé la mort de 85 personnes, et des centaines d’autres personnes avaient été blessées. Le délai de prescription de 20 ans a expiré le 25 octobre, empêchant toute nouvelle action en justice.

Le 25 octobre 2004, diverses unités militaires et policières thaïlandaises ont dispersé des milliers de personnes qui manifestaient devant le commissariat de police de Tak Bai, dans le sud de la Thaïlande. Sept manifestants ont été abattus. L’armée a entassé environ 1 300 personnes dans 26 camions militaires pour les emmener dans un centre de détention militaire situé à plus de 150 kilomètres de là, dans la province voisine de Pattani, provoquant la mort par suffocation de 78 personnes. L’armée a détenu les autres personnes pendant plusieurs jours sans leur prodiguer les soins médicaux appropriés, ce qui a entraîné des amputations et d’autres blessures graves.

« Pendant 20 ans, les gouvernements thaïlandais successifs se sont abstenus de traduire en justice les responsables des morts et des blessures horribles survenues lors de l’incident de Tak Bai », a déclaré Sunai Phasuk, chercheur senior auprès de la division Asie à Human Rights Watch. « Pourtant, les victimes de cette répression violente et leurs familles n’ont jamais abandonné leur quête de justice. »

En août et octobre 2024, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 20 personnes qui avaient participé à la manifestation de Tak Bai, des femmes dont des proches été tués ou blessés, et des avocats représentant des victimes ou leurs familles. Human Rights Watch a corroboré les informations ainsi obtenues en consultant des documents officiels, des reportages et d’autres témoignages recueillis par des organisations de la société civile et des chercheurs universitaires.

En décembre 2004, une commission d’enquête nommée par le Premier ministre de l’époque, Thaksin Shinawatra, avait conclu que les méthodes utilisées pour disperser les manifestants avaient été inappropriées et non conformes aux directives et pratiques internationales. La commission avait également constaté que les commandants n’avaient pas supervisé le transport des manifestants détenus, confiant cette tâche à des militaires inexpérimentés et de rang inférieur.

Après le coup d’État militaire de septembre 2006, le Premier ministre de l’époque, le général Surayud Chulanont, avait publiquement présenté des excuses pour l’incident de Tak Bai et avait promis de demander des comptes aux responsables. Mais au cours des deux dernières décennies, les autorités thaïlandaises n’ont pas traduit en justice les responsables du massacre, malgré des preuves accablantes contre eux.

Le 29 mai 2009, le tribunal provincial de Songkhla a statué, à l’issue de l’enquête post-mortem, que 78 manifestants étaient morts par asphyxie pendant leur transport par l’armée, sans toutefois fournir de détails sur les circonstances précises de leurs décès et sans identifier les responsables. Les familles des victimes ont contesté cette décision. Le 1er août 2013, la Cour suprême a confirmé la décision du tribunal provincial de Songkhla, et a conclu que le personnel de sécurité avait accompli ses fonctions et n’était pas juridiquement responsable.

Les survivants du massacre de Tak Bai et les proches des victimes ont continué à réclamer la justice au niveau pénal. Le 25 avril 2024, les victimes de Tak Bai et leurs familles ont déposé des plaintes pénales directement auprès du tribunal provincial de Narathiwat. Le 23 août, le tribunal a inculpé sept anciens hauts fonctionnaires : le général Pisal Wattanawongkiri (ex-commandant de la quatrième division régionale de l’armée), le général de division Chalermchai Wirunpeth (ex-commandant de la cinquième division d’infanterie), le lieutenant-général Wongkot Maneerin, (ex-directeur du centre de commandement de la police), le lieutenant-général Manot Kraiwong, (ex-chef de la 9ème région de la police provinciale ; le colonel Saksomchai Phutthakul (ex-surintendant du commissariat de police du district de Tak Bai) ; Siva Saengmanee (ex-directeur adjoint du commandement des forces de l’ordre des provinces frontalières du sud) ; et Wichom Thongsong (ex-gouverneur de la province de Narathiwat).

Le procureur général de Thaïlande a engagé une nouvelle procédure pénale le 18 septembre. Une accusation de meurtre a été portée contre le général de division Chalermchai et sept autres individus : le sous-lieutenant Natthawut Loemsai, le lieutenant Wissanukorn Chaisarn, le sergent-major Rattanadet Srisuwan, le lieutenant-colonel Prasert Mutmin, le lieutenant Rithirong Promrith, Wissanu Lertsonkhram et Piti Yankaew. Ces hommes etaient responsables de la conduite et de la surveillance des camions transportant les personnes arrêtées après la dispersion des manifestants de Tak Bai vers le camp militaire.

Toutefois, les 14 accusés dans ces deux affaires pénales ont pris la fuite, et font désormais l’objet de mandats d’arrêt. On ignore où ils se trouvent actuellement, à l’exception de Pisal Wattanawongkiri et Saengmanee Siva. Pisal Wattanawongkiri a demandé un congé de son mandat de député du parti Pheu Thai pour se faire soigner au Royaume-Uni du 26 août au 30 octobre. Saengmanee Siva s’est rendu au Japon le 22 août.

Depuis janvier 2004, le conflit armé entre le gouvernement thaïlandais et les insurgés séparatistes dirigés par le Front révolutionnaire national (Barisan Revolusi Nasional, BRN) dans les provinces de Pattani, Yala, Narathiwat et Songkhla, dans le sud de la Thaïlande, a fait plus de 7 000 morts. Au fil des ans, les insurgés ont fréquemment pris pour cible des civils ainsi que des forces militaires.

Le gouvernement s’est fréquemment abstenu de poursuivre les membres de ses forces de sécurité responsables de tortures, d’homicides illégaux et d’autres abus contre des musulmans d’origine malaise. Dans de nombreux cas, les autorités thaïlandaises ont versé une compensation financière aux victimes ou à leurs familles, en échange de leur promesse de ne pas dénoncer les forces de sécurité ou de ne pas engager de poursuites pénales contre des fonctionnaires.

Paetongtarn Shinawatra a été nommée Première ministre thaïlandaise en août dernier ; son père Thaksin Shinawatra était lui-même Premier ministre à l’époque du massacre de Tak Bai. Paetongtarn Shinawatra devrait honorer son engagement à renforcer l’État de droit en Thaïlande, en adoptant d’urgence un amendement à l’article 95 du Code pénal thaïlandais, qui régit le délai de prescription des infractions pénales. Selon Human Rights Watch, il ne devrait pas y avoir de délai de prescription pour les violations graves des droits humains en vertu du droit international.

« Le massacre de Tak Bai n’est qu’un des nombreux cas au cours des deux dernières décennies dans lesquels les responsables de graves abus dans le sud de la Thaïlande ont échappé aux poursuites », a conclu Sunai Phasuk. « La Première ministre Paetongtarn Shinawatra devrait empêcher qu’une telle injustice ne se reproduise, en supprimant le délai de prescription pour les violations graves des droits humains. »

Human Rights Watch – 28 octobre 2024 

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