Le Bangladesh s’interpose dans la guerre entre armées Rohingyas
Le 17 mars en soirée, les hommes du Bataillon d’action rapide numéro 11 (RAB-11) des forces de sécurité bangladaises ont interpellé le fondateur de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) lors d’une réunion secrète du mouvement islamiste. Ataullah Abu Ammar Jununi, 48 ans, a été appréhendé en compagnie de plusieurs de ses compagnons de lutte dont le numéro 2 de l’organisation, Mostak Ahmed (66 ans).
Lors de l’opération, l’épouse du leader, son enfant et son frère ont également été interpellé dans l’appartement d’un immeuble discret des faubourgs de Dacca. En sus de ces personnes capturées à Narayanganj au sud-est de la capitale, une dizaine d’autres individus résidant à Mymensngh et Siddhirganj ont été mis sous les verrous. Ils sont aujourd’hui entendus pour des activités subversives et la commission de « crimes graves ». A ces titres, ils sont poursuivis pour terrorisme et entrées illégales sur le territoire du Bangladesh. Ils encourent de lourdes peines de prison.
Les raisons politico-judiciaires de ce vaste coup de filet ne sont pas clairement établies
L’opération a été menée sur la base d’un « renseignement » d’origine non-précisé mais avec beaucoup d’ostentation. Rapidement ont circulé sur les réseaux sociaux des images des hommes aux mains des enquêteurs, des propos de témoins sur le lieu où vivait discrètement depuis quatre mois le dirigeant rohingya né à Karachi, éduqué en Arabie Saoudite et s’exprimant avec l’accent bangladais de Chattogram. Aucune conférence de presse sur le dossier ne s’est tenue à l’instigation d’un magistrat. Par indiscrétions policières, on sait néanmoins que les interpelés ont été mis en détention provisoire pour dix jours par la cour de Narayanganj et que leur avocat a demandé leur libération. Après la fouille de la planque, il ne semble avoir été trouvé que de l’argent liquide d’une valeur de plusieurs dizaines de milliers d’euros et quelques bijoux, pas d’arme automatique, d’explosif ou de stupéfiant.
Reste donc à savoir si le gouvernement bangladais fait avec cette affaire de la gesticulation politico-médiatique ou s’il s’emploie à affaiblir une organisation islamiste combattante et aux activités criminelles notoires. Une chose est sûre : la descente du RAB-11 est intervenue dans le contexte des visites de ce mois-ci du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés et du Secrétaire général des Nations. Filippo Grandi d’abord (27 février – 2 mars), António Guterres ensuite (13 – 16 mars) les responsables onusiens n’ont pas manqué à quelques jours d’intervalles de s’inquiéter des conditions d’insécurité dans lesquelles vivent les plus d’un million de réfugiés de la région de Cox’s Bazar.
Selon un rapport de l’ONG Fortify Rights, publié la semaine dernière, 219 assassinats ont été perpétrés par des groupes armés rohingyas en toute impunité dans les camps depuis 2021 dont plus de 70% ces deux dernières années. Symbole emblématique des violences : les enlèvements de mineurs et jeunes gens. Ils ont été multipliés par 5 de 2022 à 2024. Il y en a en moyenne 1,2 par jour avec demande de rançons. Ces violences en vase clos se propagent en des lieux de plus en plus surpeuplés. Fuyant les combats et une omniprésente répression dans l’Etat Rakhine, 200 nouveaux venus se sont ajoutés en moyenne par jour, tout au long de l’année 2024.
S’en prendre à l’ARSA, c’est cibler un groupe honni aux nombreuses activités mafieuses
Dans la mouvance de la dizaine de groupes armés ayant des actions dans les camps, l’ARSA est une organisation islamiste en perte de vitesse depuis 2023 mais aux activités criminelles nombreuses, notoires et coercitives (cf. assassinats, enlèvements, rackets, tortures, trafics humains et de stupéfiants). Certes, l’Harakah al-Yaqin (Mouvement de la foi), tel qu’il se dénomme localement depuis son origine, n’est plus aussi dominant qu’il y a deux ans. Cependant il est encore puissamment installé dans six camps de réfugiés (3, 13, 15, 17, 19 et 20). Il y organise dans la terreur ses activités illicites. Mais il doit néanmoins compter les armes à la main avec l’Organisation de solidarité rohingya (RSO) qui tient désormais le haut du pavé. Il est aussi en rivalité avec une mobilisation islamiste empruntant, surtout depuis la mi-décembre 2024, les registres de propagande d’Al-Qaïda dans le sous-continent indien.
Dans un environnement beigné de récits et de mobilisation djihadistes, des face-à-face ARSA – RSO ont entrainé ces derniers jours des victimes collatérales dans des coups de feu croisés. La force de frappe de l’ARSA est toutefois amoindrie. Dacca le sait bien. Si la mise derrière les barreaux du chef d’al-Yakin et son adjoint ont conduit les unités bangladaises de sécurité à immédiatement renforcer leurs moyens et leur vigilance dans les camps, elles disent ne pas craindre pour autant des réactions d’ampleur des réfugiés.
La mise à l’écart d’Ataullah ne constitue pas un risque pour le gouvernement intérimaire conduit par le docteur Muhammad Yunus
Elle n’est pas susceptible de soulever de vastes campagnes d’indignation parmi la communauté rohingya. Elle est même plutôt bien accueillie dans les rangs des défenseurs des droits de l’Homme et dans l’arène diplomatique. Mettre sur la touche les chefs politico-militaires de l’ARSA revient à s’en prendre à des hommes connus pour leurs liens historiques avec les organisations transnationales islamistes radicales d’Afghanistan, d’Arabie Saoudite, d’Asie centrale (Ouzbékistan), du Pakistan et du Cachemire.
De plus, Ataullah est accusé d’avoir été à l’origine de l’assassinat en septembre 2021 d’un leader communautaire modéré et pacifiste, Muhib Ullah, le responsable de la Société des Rohingyas de l’Arakan pour la paix et les droits de l’Homme (ARSPH). Sans compter qu’il est aussi soupçonné d’avoir été impliqué dans le meurtre en novembre 2021 d’un officier des services de renseignement (DGFI), Rizwan Rushdi, lors d’une opération anti-drogue dans un no-man’s land à proximité de la frontière birmane. Le pédigré politico-criminel du commandant-en-chef de l’ARSA ne lui vaut pas beaucoup de défenseurs au sein des communautés rohingyas, ni même parmi les autres entités islamistes.
En outre, depuis l’année dernière, l’ARSA est avec d’autres groupes combattants rohingyas un pourvoyeur de jeunes soldats au profit de la junte birmane. En 2024, plus de 5 000 d’entre eux ont été enrôlés dans les rangs de la Tatmadaw pour tenter de freiner les avancées de l’Armée de l’Arakan (AA) dans l’Etat Rakhine. Avec la bienveillance des services de renseignement bangladais, 3 500 nouveaux conscrits, plus ou moins contraints, ont été envoyés de l’autre côté de la frontière depuis le début de l’année 2025 pour harceler sur leurs arrières les positions de l’AA.
31 rassemblements d’enrôlement se sont tenus depuis janvier. Les recruteurs intensifient leurs campagnes depuis quelques semaines. Leur objectif serait de mobiliser ni plus, ni moins 10 000 nouveaux combattants. L’armée de Nay Pyi Taw en a besoin pour combattre l’AA sur au moins deux fronts. Elle veut, non seulement, fixer le plus d’hommes possibles de l’AA au nord de l’Etat Rakhine, nourrir un nouveau cycle de violences intercommunautaires pour altérer urbi et orbi l’image de son ennemi mais aussi limiter la projection des soldats rakhines vers les enclaves de Sittwe et Kyaukpyu encore tenues par les hommes au service du Conseil de l’administration de l’Etat (SAC) ou encore les efforts de guerre poursuivis actuellement par l’AA dans les provinces voisines de l’Ayeyawady, Bago et Magway.
S’en prendre aux chefs de l’ARSA peut constituer un signe constructif de Dacca envoyé au chef de l’Armée de l’Arakan
Ataullah est un fléau. Non seulement, il recrute de la chair à canon pour le compte des actions de la Tatmadaw mais il menace et tue pour faire obstacle à des retours volontaires de familles rohingyas vers la Birmanie. Il est un problème tant pour l’AA que pour Dacca. Celui qui par ses actions « hit and run » de 2016-17 au nord de l’Etat Rakhine suscita pour partie les opérations génocidaires de nettoyage de la Tatmadaw et ayant mené à l’exode de 700 000 Rohingyas vers le Bangladesh, peut devenir une variable d’ajustement de rapports novateurs entre un pouvoir bangladais pressé d’entamer un retour concret des Rohingyas vers leur pays natal et une Armée de l’Arakan à la recherche de reconnaissances internationales et de ressources lui permettant de mieux administrer les populations dont elle a difficilement la charge du quotidien.
Les poursuites pénales contre Ataullah peuvent constituer plus encore une voie de rapprochement entre Dacca et l’AA, surtout si la justice internationale s’en mêle. L’organisation de défense des droits de l’Homme Fortify Rights appelle ainsi le bureau du procureur de la Cour pénale internationale à demander un mandat d’arrêt à l’encontre du chef de l’ARSA pour les crimes commis en Birmanie et au Bangladesh. Le Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar créé par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies pourrait à ce titre aider aux poursuites engagées par Dacca.
En attendant de voir si de telles procédures judiciaires peuvent prospérer, le Bangladesh admet officiellement avoir pris langue avec l’AA. Avec ce « nouveau voisin » doivent se gérer des sujets d’intérêt commun (ex. pratiques fluviales et maritimes de pêche, couloirs commerciaux « humanitaires », déminage…). Du côté des Nations unies, on dit la même chose en soulignant que l’AA est une réalité avec laquelle i faut vivre. Ces contacts sont indispensables pour bâtir de la confiance et mettre en place un canal d’acheminement de l’aide humanitaire. C’est si vrai que le Secrétaire général des Nations unies a cru utile de demander à l’AA de se montrer bienveillante vis-à-vis de la communauté musulmane tant les relations intercommunautaires sont historiquement tendues.
En attendant, la visite sur le terrain d’A. Guterres à l’heure du ramadan a constitué une lueur d’espoir notamment quand a été évoquée, dans les camps de rohingyas, la perspective de vivre le prochain aïd au pays. L’attente d’un retour sûr, digne, volontaire, durable et informé des réfugiés de l’autre côté de la frontière internationale est autant le souhait des Rohingyas que des Bangladais mais le chemin pour y parvenir sera encore bien long et semé d’embûches. Pour l’heure, les familles dans les camps vont devoir faire face à une baisse significative de l’aide onusienne. Au 1er avril, elle passera de 12,5 à 6 dollars par mois.
Par François Guilbert – Gavroche-thailande.com – 24 mars 2025
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