Thaïlande : Anutin Charnvirakul, le «faiseur de rois» devenu Premier ministre
Héritier d’un empire du BTP et figure centrale de la vie politique thaïlandaise, le conservateur Anutin Charnvirakul vient d’être élu Premier ministre dans un contexte de crise institutionnelle majeure. Un homme réputé pour savoir naviguer dans les eaux troubles de la politique du royaume.
Après des semaines de tractations tendues, le rideau est tombé au Parlement thaïlandais. Par 311 voix contre 152, le chef du Bhumjaithai, Anutin Charnvirakul, a été élu Premier ministre. Cette victoire survient après la destitution de Paetongtarn Shinawatra, héritière du clan le plus influent du pays depuis deux décennies, suite à un scandale diplomatique en pleine crise avec le Cambodge. À 58 ans, ce politicien chevronné accède au sommet du pouvoir grâce à une stratégie d’alliances bien huilée et un sens aigu du compromis.
Pour obtenir la majorité, il a su rallier à lui les voix du Parti du peuple (People’s Party), principale force progressiste jusque-là dans l’opposition, sur la base d’un pacte : organiser de nouvelles élections dans les quatre prochains mois et soutenir une réforme constitutionnelle, voire un référendum. Certains y voient une ouverture, d’autres une manœuvre tactique. Or, dans la longue carrière qui est la sienne, Anutin Charnvirakul a la réputation d’être un fin stratège et de savoir naviguer dans le paysage polarisé de la politique thaïlandaise.
Né en 1966 à Bangkok, celui qu’on surnomme « Noo » (souris en thaï) est un pur produit des élites, issu d’une famille d’entrepreneurs parmi les plus influentes du royaume. Son père fut Premier ministre par intérim en 2008, puis ministre de l’Intérieur et la société familiale, Sino-Thai Engineering (STECON), a décroché des contrats publics majeurs. Ce poids lourd du BTP a notamment supervisé la construction de l’aéroport Suvarnabhumi et le bâtiment du Parlement, où Anutin a été désigné vendredi à la tête du gouvernement.
Jeu parlementaire
Diplômé en ingénierie de l’université Hofstra à New York, puis formé au management à Thammasat, il entre en politique dès 1996 comme conseiller ministériel. En 2004, il devient vice-ministre de la Santé, puis du Commerce, sous le gouvernement de Thaksin Shinawatra. Mais son ascension est brutalement freinée en 2006, lorsque le parti Thai Rak Thai est dissous par la Cour constitutionnelle pour fraude électorale. Anutin, comme 110 autres cadres, est frappé d’une interdiction politique de cinq ans.
De retour sur la scène politique en 2012 à la tête du Bhumjaithai, il impose petit à petit son parti de centre-droit comme une force clé du jeu parlementaire. Il évolue avec une étonnante flexibilité, participant à des gouvernements de bords opposés, aussi bien avec les pro-Thaksin qu’avec les conservateurs proches de l’armée et du palais. Véritable caméléon politique, il occupe notamment les postes de ministre de la Santé, de l’Intérieur, puis vice-Premier ministre de trois chefs de gouvernements entre 2019 et 2025 – une stabilité rare dans le royaume à la vie politique mouvementée.
« Bhumjaithai est le faiseur de rois par excellence », notent les politologues Napon Jatusripitak et Suthikarn Meechan dans un article de 2024, qui prédisait déjà la victoire de cette formation bien établie dans le nord-est du pays. « Cela s’explique par son absence d’engagements idéologiques (à l’exception d’une position plus favorable à la monarchie ces dernières années), ses tactiques agressives visant à débaucher des députés d’autres partis et son pragmatisme à toute épreuve dans la formation et le changement d’alliances », analysent les deux chercheurs. Lors des élections législatives de 2023, le parti se hisse à la troisième place et confirme ainsi son poids politique.
Ministre du Covid et du cannabis
C’est surtout son action au ministère de la Santé pendant la pandémie de Covid-19 qui le propulse sur le devant de la scène. Il orchestre à la fois les confinements, la campagne de vaccination et la réouverture progressive du pays au tourisme. S’il est critiqué pour le retard dans l’obtention des vaccins et certains dérapages verbaux, notamment lorsqu’il accuse les Occidentaux d’avoir propagé le virus, il consolide sa stature nationale.
Mais son coup d’éclat le plus retentissant reste la dépénalisation du cannabis en 2022, qu’il présente comme un levier économique. Une première en Asie du Sud-Est qui a fait de la Thaïlande un laboratoire régional. Le pari paie : des milliers de boutiques poussent dans le pays, créant des emplois et attirant les touristes. Mais la mesure fait aussi débat, y compris dans son propre camp. En 2025, il tempère son discours, promettant une législation plus stricte tout en maintenant les bénéfices du secteur.
S’il est perçu comme un homme du sérail, Anutin cherche à cultiver une image d’« homme du peuple » sur les réseaux sociaux, se montrant en train de cuisiner en short ou jouant du saxophone. Il y partage sa passion des karaokés et de la street food. Pilote amateur, il participe au programme humanitaire « Hearts with Wings », transportant lui-même des organes pour des greffes urgentes. En avril 2025, il accompagne le roi Vajiralongkorn lors d’une visite d’État au Bhoutan, scellant son image d’homme proche de la monarchie. Une posture conservatrice qu’il cultive, s’opposant à toute modification de la loi sur le crime de lèse-majesté (article 112), critiquée par certains pour servir à museler l’opposition.
Dès son élection le 5 septembre, il a promis de « travailler d’arrache-pied, tous les jours, sans prendre de vacances, car nous n’avons pas beaucoup de temps ». Sa capacité à travailler avec tous les camps politiques — de la junte militaire aux progressistes du People’s Party – lui vaut autant d’éloges que de soupçons. Mais beaucoup se demandent déjà si son habileté politique lui permettra de faire face à une économie vacillante, confrontée à une croissance atone et des tensions sociales, dans un contexte institutionnel toujours fragile. L’épreuve des prochaines élections anticipées pourrait bien remettre en cause la stabilité qu’il promet.
Par Baptiste Condominas – Radio France Internationale – 6 septembre 2025
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