Comment le Cambodge jette ses jeunes militants pour le climat en prison
Au Cambodge, des jeunes activistes pour le climat sont poursuivis pour “outrage” et “complot envers le roi”. Ils sont condamnés à de lourdes peines, de six à huit ans de prison. L’une d’entre eux, Ratha Sun, a réussi à fuir et à échapper à la prison. Nous l’avons rencontrée lors de son exil.
Ils ont entre 22 et 35 ans. Six militant·es, Ratha Thun, Kunthea Long, Keoraksmey Phuon, Chandaravuth Ly, Leanghy Yim et Ratha Sun, ont été condamné·es le 2 juillet 2024 à des peines de six à huit ans de prison au Cambodge. Les activistes sont accusé·es d’outrage et de complot envers le roi. À l’issue du verdict, un groupe de 50 policiers les a encerclés avant de les traîner violemment dans les fourgons de police. Certain·es ont été empoigné·es par le cou.
L’une d’entre eux avait déjà fui le pays. Ratha Sun, 30 ans. Elle a rejoint le mouvement en 2017, alors qu’elle était étudiante en finance à l’université de Phnom Penh. Ratha se destinait à une carrière dans les impôts, comme son oncle. Sa voie était toute tracée jusqu’à ce que son chemin croise celui du mouvement de défense de l’environnement Mother Nature Cambodia. Révoltée par la destruction de l’environnement et l’accaparement des terres des peuples autochtones par les autorités, elle décide de changer le cours de sa vie. La jeune Cambodgienne s’engage pleinement aux côtés de Mother Nature Cambodia. Mais le mouvement, parce qu’il dénonce la corruption du gouvernement, est dans le viseur des autorités. Ses membres sont harcelés, arrêtés, emprisonnés. Amnesty International mène campagne à leurs côtés pour que les activistes soient libéré·es et pour que cesse cette campagne d’harcèlement de la part des autorités cambodgiennes.
Je suis cernée de policiers. « Tu fais partie de la CIA ! » hurlent-ils. “Combien êtes-vous dans le mouvement ? Quel est ton rôle ? D’où vient votre argent ? » Je suis complètement abasourdie. Le régime est paranoïaque. Il craint d’être visé par un complot pour renverser le gouvernement.
Je leur répète que je ne répondrai qu’en présence de mon avocat. Furieux, ils me jettent de colère dans une salle sombre. L’odeur est nauséabonde. Au sol gisent des bouteilles d’urine. Il fait noir, je ne vois presque rien. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Pourquoi ai-je été arrêtée ? Je n’ai pourtant commis aucun crime.
Voici mon histoire.
Le déclic
C’est la douleur dans leur regard qui m’a frappée. Des personnes autochtones m’ont expliqué comment les pouvoirs publics les avaient flouées. Ils leur ont fait signer des documents en khmer, dans une langue qu’ils ne parlent ni ne comprennent, avant de s’accaparer leurs terres. J’ai éprouvé tant de colère face à l’injustice qu’ils ont subie. C’était ma première campagne avec Mother Nature Cambodia. Nous nous battions pour préserver les forêts de mangrove [ndlr : végétation qui se développe sur les régions littorales] et les droits des communautés autochtones menacés par l’extraction et l’exportation du sable côtier. À l’époque, le Cambodge voyait une manne financière dans l’exportation de ces millions de tonnes de sable côtier vers des pays étrangers. Moi, j’étais chargée de la comptabilité et de renforcer les liens avec les communautés locales. Grâce à notre mobilisation et à la pression populaire, le gouvernement a finalement reculé et interdit ces projets extractifs. C’était une victoire incroyable ! Ce fut aussi un tournant dans ma vie. Après cette campagne, j’ai décidé de quitter mon emploi et de me consacrer à la lutte aux côtés de Mother Nature Cambodia.
La surveillance policière et les premières arrestations
Un jour, je me suis rendue compte que j’étais sous surveillance policière. Une voiture de police était postée tous les jours devant mon domicile. Des policiers me suivaient lors de mes déplacements, même lorsque j’allais simplement m’acheter un café. J’ai décidé de changer de logement et de louer une chambre sous un autre nom pour échapper à leur surveillance.
Un matin du mois de juin 2021, alors que le soleil se levait à peine sur les berges du Tonlé Sap, je me suis rendue avec deux autres activistes aux abords de la rivière qui se jette dans le Mékong. Je me suis levée tôt pour aller collecter des échantillons et analyser le déversement des eaux usées, près du palais Royal de Phnom Penh. Il n’y avait encore personne aux alentours, jusqu’à ce que des hommes vêtus d’uniformes nous foncent dessus et nous embarquent dans des voitures différentes. Ils ont voulu se saisir de mon sac et de mon téléphone. J’ai tenté de résister mais l’un des policiers m’a montré l’arme qui dépassait de sa poche. Alors je leur ai donné. Ils m’ont conduit au poste de police et nous ont séparé dans trois pièces pour nous interroger individuellement.
Les geôles cambodgiennes
C’est là que je me suis retrouvée menottée, interrogée et suspectée d’appartenir à la CIA. Ce jour-là, je passe la nuit dans une cellule, à même le sol. Une policière me surveille, comme si elle avait peur que quelqu’un vienne me chercher. Ils sont tellement paranoïaques qu’ils suspectent mon baume à lèvre de contenir un micro. Les policiers me disent que je peux être libérée si j’avoue avoir reçu des ordres de puissances étrangères et si je m’excuse publiquement. Pendant trois longs jours de détention, je maintiens que je ne parlerai qu’en la présence de mon avocat. Je sais que je n’ai commis aucun crime.
Au bout de trois jours, on me laisse enfin voir mon avocat. Il m’a apporté des vêtements de rechange et m’informe des charges retenues contre moi.
A cet instant, je perds tout espoir. Je suis poursuivie pour outrage et complot envers le roi. Je risque dix ans de prison.
Après six jours et cinq nuits en détention, ils décident de m’envoyer en prison. Je vais y passer cinq mois.
Quand j’arrive à la prison, je suis terrifiée. Mon corps et mon esprit sont vidés. Je n’ai plus d’énergie. Mes jambes flageolent, je n’arrive pas à avancer. Les policiers me poussent. Ils m’obligent à revêtir des habits de prisonnière. Comme nous sommes en pleine pandémie de COVID, ils me placent dans une salle de quarantaine.
Il y a beaucoup de personnes dans la pièce. Les prisonnières me demandent qui je suis, pourquoi je suis emprisonnée. Quand elles comprennent que je suis une militante, elles essaient de me trouver une place pour dormir. Je passe la nuit recroquevillée dans un coin près des toilettes, toujours à même le sol. J’ai très peu d’eau pour boire ou faire ma toilette.
Impossible de fermer l’œil. J’ai si peur. Certaines détenues ont des problèmes d’addiction. Elles passent la nuit à pousser des râles et des cris. D’autres se battent. L’odeur est pestilentielle.
Un jour, alors que des policiers insultent des prisonnières, je m’interpose. Je leur demande d’arrêter. Un policier avance vers moi. Il veut me frapper mais son collègue l’en empêche. Il l’avertit que je suis une activiste : il ne faut pas me toucher, sinon les médias en parleront et ils auront des problèmes.
Je passe trois semaines en quarantaine avant d’être envoyée dans une autre cellule. Là-bas, je retrouve mes collègues de Mother Nature Cambodia. Quel soulagement de les retrouver ! Mais je reste privée de tout contact avec ma famille. Et chaque jour, j’attends qu’on appelle mon nom.
J’essaie alors de lutter contre le sentiment de désespoir et d’abandon qui m’envahit peu à peu. Je me lève tous les matins aux aurores, je commence par des exercices de yoga et j’essaie de m’occuper comme je peux. Je vais à la rencontre de toutes les prisonnières pour recueillir leurs histoires que j’espère un jour raconter, lorsque je ne risquerai plus de les mettre en danger. On organise des moments collectifs, pour se soutenir. On célèbre un mariage pour un couple de prisonnières dans notre cellule. On partage notre nourriture. On danse aussi, parfois. J’ai cessé de compter les jours.
Ce n’est qu’au bout de quatre mois qu’on me laisse enfin voir ma mère. Je dois rassembler tout mon courage pour lui sourire et lui dire que je vais bien, que je suis en sécurité. Je lui demande d’être heureuse même si sa fille est derrière les barreaux. Je n’arrive pas à la regarder dans les yeux car je sais que je vais m’effondrer si je croise son regard. Mon petit-ami, qui est devenu mon mari depuis, me rend lui aussi visite dès qu’il le peut. Je lui demande de dire à ma mère d’arrêter de pleurer lorsqu’elle vient me voir. C’est trop dur. Affronter ses pleurs. Alors ma mère prend sur elle. Elle continue de me rendre visite chaque semaine. Elle fait sept heures de trajet depuis sa maison pour m’apporter mes plats favoris.
Mon père veut que j’arrête mes activités militantes. Je sais qu’il s’inquiète pour ma santé et ma sécurité. J’ai quand même demandé une fois à ma mère si elle avait honte que je sois emprisonnée. Elle m’a dit qu’elle était fière de savoir que sa fille prenait des risques pour défendre les autres et le bien commun. Dehors, beaucoup de personnes parlent de moi, de la manière injuste dont j’ai été mise derrière les barreaux.
C’est l’amour de mes proches qui m’a donné la force de tenir en prison.
Le dur choix de l’exil
Quand j’ai fui mon pays, je n’ai pas réussi à me retourner pour regarder ma mère. Le cœur serré. Je ne voulais pas m’effondrer en larmes.
Après cinq mois de détention, j’étais libre, mais les charges n’étaient pas abandonnées. Avec les autres militants de Mother Nature Cambodia, nous savions que le procès arrivait. Nous nous sommes organisés. Au cours d’une réunion, nous avons décidé qu’une personne devrait fuir le pays pour continuer à se battre pour le mouvement. Tous les membres m’ont désignée. J’étais en charge des finances. Le mouvement avait besoin de moi pour fonctionner. J’étais celle qui devait fuir.
Je ne voulais pas fuir mon pays. Aujourd’hui encore, je regarde presque tous les jours les billets d’avion pour rentrer au Cambodge. Parfois je pense que ma place est en prison, auprès de mes amis et collègues de Mother Nature Cambodia. Ici, je suis loin de tout, de ma famille, de mes amis, de mon combat. Ma vie n’est-elle pas au Cambodge ? Je me rappelle alors que j’ai une lourde responsabilité vis-à-vis du mouvement et de celles et ceux qui sont en prison. C’est une responsabilité immense, j’ai parfois l’impression qu’elle m’écrase.
Le verdict est tombé le 2 juillet 2024. Ce jour-là, j’ai été condamnée à huit années de prison. Pour outrage et complot envers le roi.
J’ai suivi le procès des autres membres de Mother Nature Cambodia à distance, depuis la Thaïlande. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à regarder les vidéos de leur arrestation. C’est si violent. Je n’arrive jamais à les regarder jusqu’au bout.
À la demande de mes collègues activistes, j’ai candidaté au statut de réfugiée des Nations unies. Le Canada a accepté mon dossier. Le jour de mon arrivée, je me suis sentie vide de toute émotion, de toute énergie. Comme lors de ma première nuit en prison. Mes jambes lourdes ne me portaient plus. Je n’arrivais pas à quitter le tarmac de l’aéroport.
L’ennemi public numéro 2
Le gouvernement du Cambodge craint notre mouvement. Nous sommes l’ennemi public numéro deux, après le parti d’opposition politique. Il craint que nous poussions la société à se soulever et à renverser le pouvoir. Ils observent ce qu’il se passe en Asie, au Bangladesh, au Sri Lanka, au Népal. Ils voient que les jeunes générations ne se laissent plus faire et se battent face à la corruption de leur gouvernement.
Les autorités cambodgiennes savent que Mother Nature Cambodia est le groupe le plus influent pour la jeunesse et c’est pour ça qu’ils essaient de nous faire taire en nous envoyant en prison.
Ils essaient de distiller la peur au sein de la jeunesse cambodgienne. En nous enfermant, ils espèrent que tout le monde se tiendra à carreau. Leur stratégie marche, bien sûr, car le peuple cambodgien est traumatisé. La génération de nos parents surtout se rappelle les terribles années de répression lors de la guerre civile et du régime des Khmers rouges [ndlr : le régime des Khmers rouges, de 1970 à 1975, a succédé à cinq années de guerre civile au Cambodge. Les Khmers rouges ont perpétré un génocide au Cambodge. Plus de 2 millions de Cambodgiens ont été exécutés.]
Continuer le combat, coûte que coûte
Aujourd’hui, je suis en contact avec les prisonniers de Mother Nature Cambodia. Ils sont enfermés dans des petites cellules surchargées et ils manquent d’eau potable. Leur santé physique n’est pas menacée mais leur santé mentale est très affaiblie. Ils perdent peu à peu espoir. J’essaie de leur dire qu’ils ne sont pas seuls, que beaucoup de personnes à travers le monde parlent de leur cas et que tout est fait pour les sortir de là. Le plus difficile c’est qu’ils sont seuls, séparés les uns des autres. Ils sont très loin de leurs familles qui ne peuvent leur rendre visite qu’une fois par mois.
Je garde évidemment espoir qu’ils soient libérés. Nous devons continuer à visibiliser leur situation, à appeler leur libération à travers le monde. Avec la campagne Changer leur histoire d’Amnesty International, un mouvement mondial se mobilise pour exiger leur libération. Cela me donne la force de continuer à agir et cela apporte de l’espoir à celles et ceux qui sont en prison. Grâce aux lettres de soutien, ils savent qu’ils ne sont pas seuls.
Même s’ils essaient de nous faire taire, notre mouvement ne meurt pas. Il est toujours vivant et puissant. Nous avons aujourd’hui besoin d’une solidarité mondiale. Continuez à partager notre histoire, à écrire des lettres, à appeler vos dirigeants à la libération des militants de Mother Nature Cambodia. Cela compte beaucoup pour nous, pour notre mouvement, mais aussi pour l’avenir durable de la planète entière.
Amnesty International France – 2 décembre 2025
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