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La Thaïlande n’enregistrerait pas toutes les plaintes des pêcheurs

Les plaintes pour abus sur les conditions de travail et esclavage sur des bateaux de pêche thaïlandais ne sont généralement pas signalées par les autorités, révèle une analyse de la Fondation Thomson Reuters, faisant craidre que des centaines de pêcheurs se voient refuser justice et indemnisation.

Des révélations de l’existence d’une forme d’esclavage moderne en mer ont émergé en Thaïlande en 2014, poussant le royaume à s’engager à mieux réglementer le secteur très lucratif de la pêche pour lutter contre l’exploitation, le trafic et la pêche illégale après que l’Union européenne a menacé d’interdire les importations des produits de la mer thaïlandais.

Mais selon un haut fonctionnaire, l’élan d’enthousiasme initial pour faire le ménage dans le secteur semble s’être se dissipé au regard de données obtenues en exclusivité qui révèlent un grand écart entre le nombre officiel de plaintes et celles enregistrées par quatre organisations caritatives de premier plan œuvrant pour les pêcheurs.

Des demandes d’accès à l’information déposées auprès du gouvernement sur une période de trois mois ont montré que 289 travailleurs sur des bateaux de pêche dans 11 provinces ont déposé des plaintes pour abus de travail entre janvier 2015 et début 2020. Aucun détail n’a été donné concernant ce qu’il en est ressorti.

Pourtant, les organismes de bienfaisance ont déclaré avoir aidé environ 1.600 pêcheurs de ces régions à faire entendre leurs doléances depuis 2015 concernant des problèmes allant du non-paiement des heures supplémentaires, aux nombres d’heures excessives en passant par les violences verbales et physiques.

Les ONG craignent que la plupart des plaintes ne soient en réalité traitées de manière informelle et que les travailleurs ne reçoivent pas l’indemnisation qui leur est due tandis que les employeurs exploiteurs évitent d’avoir à répondre de leurs abus.

« Du point de vue des responsables gouvernementaux, un grand nombre de plaintes signifie que vous n’êtes pas efficace, et de nombreux pêcheurs acceptent la médiation parce qu’ils ne veulent pas perdre de temps si l’affaire va devant les tribunaux », explique Sunwanee Dolah de la Raks Thai Foundation.

« Mais cela se traduit par des infractions répétées et des violateurs impunis, entrainant un cycle sans fin de violations des droits », ajoute Sunwanee Dolah, dont l’organisation soutient des pêcheurs qui sont principalement des migrants du Cambodge voisin et de Birmanie.

Relâchement une fois la menace levée

Thanaporn Sriyakul, un fonctionnaire du groupe de travail du Premier ministre qui supervise l’industrie de la pêche, estime que les efforts pour appliquer les lois du travail en mer ont diminué « à un rythme stupéfiant » depuis que l’UE a levé sa menace d’interdiction en janvier 2019.

« Les agences gouvernementales n’ont pas été en mesure de traiter correctement les plaintes, ce qui a suscité la méfiance des pêcheurs », souligne Thanaporn Sriyakul, ajoutant que certains responsables du ministère du Travail ne comprennent pas leurs devoirs en matière de signalement des plaintes.

Selon des responsables du ministère du Travail les plaintes individuelles déposées contre les employeurs doivent être enregistrées mais pas les plaintes générales concernant le lieu de travail, ce qui pourrait expliquer la disparité entre les données récemment révélées par les autorités et les chiffres des organisations caritatives.

Mais ces dernières précisent que toutes les plaintes qu’elles ont aidé à notifier étaient axées sur les employeurs plutôt que le lieu de travail.

L’inspecteur général du ministère du Travail, Somboon Trisilanun, a indiqué qu’il « ne niait pas » que certaines plaintes puissent ne pas être enregistrées de façon inadéquate.

Les données obtenues par la Fondation Thomson Reuters couvraient 11 provinces où sont basés la plupart des quelque 63.000 pêcheurs qui travaillent sur des navires commerciaux. Elles n’incluent pas toutes les régions de pêche ni les travailleurs du secteur qui emploie au total plus de 200.000 personnes.

La médiation informelle privilégiée 

Le ministère du Travail a indiqué qu’il autorisait les arrangements du moment que les travailleurs reçoivent une indemnisation appropriée en ligne avec la législation thaïlandaise du travail.

Un responsable régional du ministère du Travail, Sompop Khongrod, explique qu’il préfère faire de la médiation plutôt que d’enregistrer des plaintes.

« Avant de soumettre une plainte, si nous pensons qu’elle est mineure, nous appelons l’employeur et l’affaire est close », a-t-il déclaré à la Fondation Thomson Reuters en février alors qu’il était assistant du chef du bureau de la protection du travail et de la protection sociale à Songkhla.

« J’ai réglé un grand nombre d’affaires de cette manière et elles n’ont pas enregistrées dans le système », avait avoué Sompop Khongrod, qui est depuis devenu chef du Bureau de la protection du travail et de la protection sociale de Yala.

Mais les militants et les avocats estiment que les arrangements à l’amiable ont pour conséquence que les travailleurs reçoivent moins que ce à quoi ils ont droit et encouragent les patrons abuseurs à agir en toute impunité étant donné qu’ils savent qu’ils éviteront les sanctions ou les poursuites.

« Les travailleurs ont moins de pouvoir de négociation car les inspecteurs du travail ont tendance à soutenir les employeurs », regrette Papop Siamhan, un avocat indépendant spécialisé dans la traite des êtres humains.

« (Les responsables du Travail) ne veulent pas enregistrer les plaintes parce que cela est un fardeau pour eux et ils ont peur de poursuivre en justice les employeurs. »

Dans un contexte d’inquiétudes croissantes vis-à-vis du recours à la médiation informelle pour dissimuler les cas de travail forcé, le Seafood Working Group – une coalition de 60 organisations de la société civile – a exhorté en mars les États-Unis à rétrograder la Thaïlande dans son rapport annuel contre la traite.

L’année dernière, la Thaïlande était classée parmi les pays de niveau 2 – le niveau 3 étant le plus bas – dans le rapport mondial sur la traite des personnes (TIP) du Département d’État américain, qui indiquait que le royaume faisait des efforts importants pour lutter contre le crime.

Peur et méfiance

Selon les défenseurs des droits, la plupart des pêcheurs sont réticents à signaler les abus en raison de leur peur des autorités ou des représailles des employeurs.

Steve Trent, chef de l’Environmental Justice Foundation, explique que son groupe de défense a travaillé avec des représentants du gouvernement pour les encourager à établir la confiance avec les travailleurs et les mettre à l’aise.

« Cependant, cela peut demander beaucoup de temps », dit-il.

« Si les travailleurs ne font pas confiance aux autorités, ils est compréhensible qu’ils préfèrent à la place opter pour une ONG locale », ajoute-t-il.

Des recherches effectuées par l’Organisation internationale du Travail (OIT) en mars révèlent que sur 50 travailleurs du secteur de la pêche disant avoir subi des abus dans le travail, aucun n’a demandé l’aide de l’État.

L’étude stipule qu’environ 10% des 470 travailleurs de la pêche et des fruits de mer interrogés ont déclaré avoir été victimes de travail forcé, concluant que si les réformes sur les conditions de travail dans le secteur donnaient des résultats, l’exploitation des travailleurs persiste de façon importante.

Pour Moe Win, les conclusions de l’OIT n’ont rien de surprenant.

Ce migrant birman a pris un emploi de pêcheur dans la province de Pattani en août dernier, mais il n’a reçu que la moitié du salaire mensuel promis de 10.000 bahts (283 €) et a été forcé à travailler plus de 14 heures par jour – une violation du travail thaïlandais lois.

Lorsque son navire a été inspecté par les autorités, il a décidé de le faire savoir, mais son employeur a été informé et l’a ensuite réprimandé ainsi que les autres pêcheurs sur le bateau.

Deux mois plus tard, la Fondation Raks Thai l’a aidé à amener sa plainte plus loin mais elle n’a pas été enregistrée et les responsables du travail ont choisi de régler le différend avec son patron.

Alors que Moe Win s’estime heureux d’avoir fini par toucher son plein salaire, il craint pour ses collègues.

« La médiation n’est pas bonne pour les travailleurs car elle autorise les employeurs à commettre des infractions répétées », déplore Moe Win, dont le vrai nom a été changé pour protéger son identité.

« Les travailleurs sont abusés encore et encore. »

Lepetitjournal.com avec Reuters – 3 juin 2020

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