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L’avertissement de Sam Rainsy aux banques européennes actives dans le microcrédit

Le leader en exil de l’opposition cambodgienne s’interroge, dans les colonnes de Gavroche, sur le rôle de deux banques européennes honorables — l’une française: la BRED, l’autre néerlandaise: la Triodos Bank qui prône le concept de « banque éthique » — aujourd’hui associées au scandale du microcrédit au Cambodge.

Ces deux banques européennes détiennent chacune 12,5% de ACLEDA, la plus grosse banque commerciale cambodgienne et le leader local du microcrédit….devenue selon lui,  au fil des années «le plus gros usurier du Cambodge et son plus féroce prédateur quand il s’agit de saisir les terres et les maisons de misérables paysans endettés jusqu’au cou qui n’arrivent plus à respecter les échéances de remboursement de leurs dettes».

Nous publions ici une tribune de Sam Rainsy, leader de l’opposition Cambodgienne en exil

ACLEDA,la plus grosse banque commerciale cambodgienne, n’est pas une banque comme une autre. Pour beaucoup, c’est une institution incontournable qui dégage une forte odeur de souffre après une horrible métamorphose. Établie en 1993 comme une ONG à but non lucratif (ACLEDA vient de « Association of Cambodian Local Economic Development Agencies »), financée et soutenue par le PNUD et l’OIT pour aider à sortir de la pauvreté les réfugiés et autres victimes de la guerre dont beaucoup de veuves, elle est devenue au fil des années le plus gros usurier du Cambodge et son plus féroce prédateur quand il s’agit de saisir les terres et les maisons de misérables paysans endettés jusqu’au cou qui n’arrivent plus à respecter les échéances de remboursement de leurs dettes.

Dévoiement du microcrédit

ACLEDA incarne bien le dévoiement ou la perversion du microcrédit dans un pays pauvre et corrompu comme le Cambodge où règne la loi de la jungle sous le couvert d’une fausse « économie de marché ». Il y a dix ans, ACLEDA a opéré un virage historique et a enregistré depuis une croissance à couper le souffle. Le seul moteur de cette croissance a été la recherche du profit. Plus question d’aider les pauvres à sortir de la pauvreté. 

ACLEDA, comme ses concurrents dans le secteur du microcrédit, a envoyé une armée de VRP battre les campagnes pour monter au plus vite des dossiers de prêt dont le nombre répondait à des objectifs commerciaux très alléchants en termes de profit. Il fallait créer des besoins d’argent et de consommation chez les familles paysannes qui jusque là vivaient d’une agriculture de subsistance reflétant l’autarcie rurale des pays pauvres. Mais les VRP savaient faire miroiter aux paysans les délices de nouveaux biens matériels et de nouvelles habitudes de consommation. Ils se gardaient bien d’établir un quelconque tableau de remboursement basé sur un flux prévisible de revenus. Qu’à cela ne tienne car les prêts sont toujours basés sur des gages, en l’occurrence les terres des paysans. 

Les emprunteurs sont d’autant plus faciles à convaincre que le taux d’analphabétisme ou d’illettrisme à la campagne est élevé. Ils signent les contrats de prêt avec les clauses de saisie des terres données en gage, dans l’ignorance des conséquences possibles. La rentabilité de la banque n’est pas seulement assurée mais potentiellement accrue par la perspective de saisie des biens des emprunteurs défaillants. La spéculation foncière et l’envolée des prix des terrains ne pouvaient que conforter les banques dans leurs calculs de rentabilité. Pas d’hésitations dans ces calculs de rentabilité même si chacun sait que, pour les paysans, la terre n’est pas seulement leur instrument de travail, mais la base de leur vie. 

Le retour de bâton est soudainement arrivé avec le COVID-19 qui a changé la donne en cassant les quatre piliers — que l’on savait bien fragiles — de l’économie cambodgienne: le tourisme, le textile pour l’exportation, la construction et l’agriculture.

Mais bien avant le COVID-19, la Ligue cambodgienne de défense des droits de l’homme (Licadho) avait dénoncé la relation de cause à effet entre d’une part la croissance exponentielle du secteur du microcrédit et d’autre part l’augmentation des ventes forcées de terres, du travail des enfants, des migrations et trafics d’êtres humains, en bref l’augmentation de la misère provoquée par l’accumulation des dettes. (1)

En 2009, les prêts du secteur totalisaient seulement 300 millions de dollars répartis entre un nombre relativement faible d’emprunteurs. A la fin de 2019, plus de 2,6 millions de cambodgiens avaient accumulé plus de 10 milliards de dollars de dettes auprès des établissements de microcrédit. Entre seulement 2015 et 2017, le montant moyen d’un prêt a bondi de 80%. Ce montant moyen d’un « microcrédit » au Cambodge est maintenant de loin le plus élevé du monde: 3.804 dollars, soit plus du double du PIB par tête d’habitant, là aussi un record mondial.

Croissance folle et fuite en avant

Pendant ces dix dernières années de croissance folle on n’avait pas besoin d’être grand sorcier pour voir qu’une telle croissance allait conduire à une catastrophe financière, sociale et humaine. Le nombre de banques et établissements de microcrédit ne cessait de croître et, avec cette dynamique de la consommation à crédit, des emprunteurs jonglaient souvent avec plusieurs créanciers qui se remboursaient provisoirement les uns les autres dans une véritable fuite en avant.

La catastrophe approchait d’autant plus vite que les taux d’intérêt étaient franchement usuraires. Pendant longtemps libres (jusqu’à 2 ou 3% par mois), ils ont été limités légalement à 18% par an à partir de 2017 alors que l’économie cambodgienne reste à 80-90% dollarisée. Le riel, la monnaie nationale qui n’inspire pas confiance, ne sert généralement que de monnaie d’appoint. 

C’est dans cette ambiance délirante et délétère que le microcrédit cambodgien, parti du secteur associatif sans but lucratif, s’est paré de ses plus beaux habits capitalistes et qu’elle a attiré de gros investisseurs internationaux « avisés » — européens, australiens et japonais — tous avides et à l’affût de profit à réaliser sur un de ces « marchés émergents » prisés par les fonds d’investissement basés à New York, Londres ou Paris. Le clou de la chevauchée capitaliste du microcrédit cambodgien a été la cotation en bourse à Phnom Penh du leader du secteur ACLEDA en mai 2020. Peu importe que cette entrée en fanfare en bourse ait eu lieu en pleine crise du COVID-19 mais il fallait faire de la place à d’autres « investisseurs internationaux » qui voulaient aussi prendre part au festin.

Réduire sa nourriture pour honorer les banques

Pour savoir qui paie le festin il suffit de regarder les résultats d’une enquête publiée conjointement en juin dernier par la Licadho et un groupe de syndicats locaux sur l’impact du microcrédit sur les conditions de vie des emprunteurs: 96% de ces emprunteurs ont répondu que la vie était devenue plus difficile pour eux qu’avant d’avoir emprunté (80% « beaucoup plus difficile » et 16% « un peu plus difficile »). Rien d’étonnant à cela quand les dépenses de nourriture combinées avec les charges de remboursement des dettes commencent à dépasser les salaires de la plupart des ouvriers. Cela veut dire qu’il faudra réduire sa nourriture quotidienne pour honorer les banques. 

Contrairement aux banques occidentales responsables qui se préoccupent de la capacité de remboursement de leurs clients et qui assistent souvent les emprunteurs dans la conception et la réalisation de leurs projets, les banques cambodgiennes n’ont pas les mêmes scrupules et ne poussent qu’à la signature de contrats de prêt. Ceux-ci concernent essentiellement des projets de consommation et très peu de plans de création de richesses. Il est vrai que c’est difficile de créer des richesses quand l’environnement n’est pas propice. 

Le Cambodge est  un pays miné par la corruption et l’incurie des dirigeants. Une principale victime est l’agriculture qui emploie 70% de la population et est pratiquement en faillite avec l’absence d’une quelconque politique agricole, ce qui explique l’effondrement continu des revenus paysans. Presque tous les agriculteurs ont dû emprunter pour survivre car leurs exploitations perdent de l’argent chaque année. Sur un tel arrière-plan économique, il n’y avait rien qui puisse sérieusement justifier cette explosion récente du microcrédit cambodgien. La chute ne pouvait être que plus dure. 

Soutien du premier ministre aux banques contre les paysans pauvres

Face à la crise et au désespoir de nombreux petits emprunteurs qui se retrouvent dans l’impossibilité de rembourser leurs dettes, aucune mesure de protection sociale n’a été prise par les autorités. Bien au contraire, le premier ministre Hun Sen n’a pas hésité à encourager les banques à saisir les biens des emprunteurs défaillants. (2)

Un profond malaise couvait depuis longtemps déjà. C’est le COVID-19 qui a servi de détonateur à la crise actuelle. Celle-ci frappe de plein fouet la population surendettée. Avec la baisse ou la perte de revenus sur une période plus ou moins longue, les emprunteurs doivent plus que jamais céder leurs terres et leurs maisons et/ou s’expatrier pour aller vendre leur force de travail dans la Thaïlande voisine où ils sont des travailleurs migrants des plus exploités.

Au lieu d’aider les pauvres à sortir de la pauvreté — comme le dit le slogan officiel auquel font semblant de croire des investisseurs internationaux comme la BRED et la « banque éthique » néerlandaise Triodos —  le microcrédit sans scrupules les enfonce encore plus profondément dans la misère. (3)

Par Sam Rainsy – Gavroche-thailande.com – 6 juillet 2020

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