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Cambodge : pour une poignée de cheveux

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Le marché des cheveux atteint aujourd’hui le milliard d’euros par an. La Chine et l’Inde demeurent les principaux fournisseurs de ce symbole de beauté et seul produit humain commercialisable. Mais pour répondre à une demande mondiale grandissante, d’autres pays d’Asie tirent aussi parti de ce luxuriant commerce. Reportage au Cambodge ou de plus en plus de femmes vendent leur chevelure pour acheter un sac de riz ou payer l’école des enfants.

Province de Pursat, à 170 kilomètres de la capitale, Phnom Penh. Dans l’unique pièce de sa maison construite sur pilotis, sans eau courante ni électricité, Prak Sohka observe le reflet de son visage dans la vitre d’un placard qui lui sert de miroir. Elle passe sa main sur un chignon retenu par une petite pince en plastique. « J’ai gagné de nombreux prix de beauté grâce à ma chevelure, affirme-t-elle fièrement. J’en ai toujours pris soin. Mon secret : un mélange d’huile de coco et de romduol [la fleur emblématique du Cambodge] ». Pour preuve, sortie d’un tiroir, la photo d’une jeune fille souriante aux interminables cheveux noirs d’ébène. « Regardez comme je suis belle, insiste cette institutrice de 42 ans. C’était pendant mes études. Et juste avant qu’on me coupe tout… »

Née dans un milieu rural pauvre, Prak Sohka avait l’habitude de cueillir puis de vendre le week-end des nénuphars pour aider sa famille. « Un jour, alors que mes cheveux flottaient à la surface de l’eau, une femme sur la rive a proposé de m’en offrir 200 000 riels (environ 44 euros). » Une fortune au Cambodge, où, selon la Banque mondiale, 4,5 millions d’habitants, soit 28 % de la population, vivent juste au-dessus du seuil de pauvreté, c’est-à- dire avec moins de 1,9 dollar par jour. Prak Sohka hésite puis accepte. « Mes grands-parents, qui m’ont élevée, étaient désolés pour moi, mais ils ont dit oui. » La femme fait asseoir alors la naïade sur un tabouret puis sort un couteau. « Chop, chop, chop. En cinq minutes, c’était fini ! » Elle a emporté les cheveux, ne laissant à Prak Sohka que quelques mèches pour les rabattre sur une « affreuse tonsure » au milieu du crâne.

« La femme à la queue de poulet »

Depuis, cette mère célibataire a vendu ses cheveux à plusieurs reprises. Tout comme sa voisine, Chhut Ravej. A 31 ans, cette dernière vit dans une maison en bois avec ses trois enfants. Pour y accéder, il faut traverser un pont suspendu au-dessus d’une rivière asséchée. « La première fois, j’avais 18 ans. Un Vietnamien et une Khmère sont venus au village et m’en ont proposé 20 euros. Mon estomac était vide, je devais le remplir, se souvient-elle. Après ça, je me suis sentie honteuse. J’étais surnommée “la femme à la queue de poulet”. » Son mari, qui travaille en ville dans la construction, la prévient : « Si tu vends tes cheveux, c’est comme si tu vendais ta propre vie. » Assise à ses côtés, la mère de Chhut Ravej acquiesce. A son époque, « on n’y pensait même pas », affirme la septuagé- naire au dos voûté. Avant, pour se nourrir, il suffisait de cultiver ses propres légumes. Mais depuis que la pluie se fait rare, la paysanne ne fait plus pousser grand-chose. Même les herbes pour assaison- ner la soupe, « je dois maintenant les acheter au marché ».

Parce qu’elle avait faim, Srey Pov, veuve de 29 ans, a elle aussi « sacrifié » sa chevelure qui tombait jusqu’aux genoux. Elle vit dans la commune rurale de Kandieng, dans le nord du pays. Il y a un mois, un Vietnamien en scooter, chargé d’un sac débordant de cheveux, lui a coupé les siens. « Il a fini par me convaincre en disant que ce n’était que des cheveux. Mais lorsqu’ils sont tombés par terre, j’étais en état de choc. » Avec l’argent, Srey Pov a pu acheter du riz et payer les fournitures scolaires de ses enfants. Elle n’a pas fait d’études et gagne sa vie en maquillant les mariées. « Mais ce n’est pas suffisant », confie celle qui aujourd’hui ne veut plus se regarder dans un miroir. « Les acheteurs se fichent du résultat. S’ils le peuvent, ils ne prennent que les bons cheveux au milieu du crâne », explique Kong Bunly, une coiffeuse de 53 ans. Dans son salon, des villageoises en pleurs se sont longtemps succédé « pour redevenir jolies », moyen- nant 20 euros. De quoi en dissuader plus d’une. Jusqu’en 2015, Kong Bunly vendait elle-même les cheveux de ses clientes à des acheteurs chinois. Un kilo de cheveux pouvait lui rapporter entre 80 et 100 euros. « Aujourd’hui, les Vietnamiens vont directement dans les villages accompagnés d’une personne qui parle khmer, pour convaincre les femmes de couper leur belle chevelure. »

Un business qui se démocratise

Face à la baisse de sa clientèle, Kong Bunly s’est reconvertie. Depuis un an, installée derrière une buvette, elle vend du café aux passants. De temps en temps, la coiffeuse reprend son fer à lisser pour des clientes fidèles. Il lui arrive aussi de raser les dames âgées. Vers 60 ans, selon la coutume, elles offrent leurs cheveux à Bouddha pour prévenir les maladies. En signe de deuil, les veuves se séparent aussi de leurs cheveux. « Mais ils sont inven- dables car de mauvaise qualité. J’en fais de l’engrais naturel », confie Kong Bunly.

Paradoxalement, il est mal vu pour une femme de couper ses cheveux pour de l’argent. « Ça porterait malheur », raconte Ken Son Kheang. Pourtant, après l’avoir fait, sa situation n’a pas changé, « ni même empiré ». Son cou hypertrophié porte les stigmates d’un accident de scooter. « Je n’ai pas été soignée faute de couverture santé », explique la villageoise qui vend du porridge le long des routes. Quand sa fille est tombée malade, elle a accepté ce sacrifice pour pouvoir lui acheter des médicaments. « Je n’ai pas pleuré. C’est le destin. Je suis pauvre, je devais l’accepter », affirme-t-elle.

Que deviennent les cheveux une fois coupés ? Pour le savoir, direction l’un des plus grands marchés de Phnom Penh, le Orussey Market. Devant l’entrée principale, des centaines de scooters pétaradants. L’un d’eux se gare sous un immense panneau publicitaire sur lequel un mannequin asiatique à la chevelure volumineuse vante un shampooing. Dans un dédale de stands de poissons et de viandes, les odeurs s’entremêlent jusqu’au premier étage où, après les figurines de Bouddha et les cosmétiques, se trouve l’allée des coiffeurs. Accrochées dans leurs échoppes, des cascades de cheveux lissés et teints dans toutes les nuances. « C’est 110 euros minimum la bande d’extensions de cheveux naturels. Les synthétiques sont en promo », indique une coiffeuse à une femme, un iPhone doré à la main. Srey Pitch est esthéticienne et vient acheter « pour une fête » deux extensions de cheveux naturels. « Les cheveux humains résistent plus longtemps au lavage et au coiffage que les faux », explique Keo Pisey, coiffeuse depuis dix ans au Orussey Market. D’autre part, dans un pays en pleine digitalisation, « les gens veulent ressembler aux stars asiatiques ou occidentales qui arborent des chevelures parfois exubérantes et qu’ils voient sur Internet. »

Keo Pisey se fournit trois fois par mois auprès d’un couple, un Vietnamien et une Khmère. Un kilo de cheveux coûte environ 300 euros, « parfois ça peut monter jusqu’à 500 euros selon la qualité. » Impossible de joindre les fournisseurs qui sont sur messagerie. « En fait, ce n’est pas moi mais eux qui m’appellent, précise la commerçante. Lorsqu’ils ont assez de stock. » Des hommes viennent parfois lui acheter des implants capillaires « pour recouvrir une calvitie », mais sa clientèle est majoritairement féminine : des actrices, des influenceuses, des mères au foyer, des étudiantes ou des « bargirls ». Comme Solida, 25 ans, rencontrée dans un salon de coiffure du Sorya Mall, l’ancien cœur des fêtes nocturnes de Phnom Penh. En jogging rose bonbon, elle loue des extensions pour la soirée : « Je change de tête selon les envies des clients. En général, ils préfèrent les longs cheveux noirs et lisses. »

Plus belle pour une vie meilleure

Rana, une femme d’affaires de 35 ans, sort du marché où elle a acheté deux extensions de cheveux naturels. Cet après-midi, elle a rendez-vous dans un quartier opulent du centre-ville chez Zeny Hair, pour se les faire poser par des professionnels. « Be more beau- tiful for a better life » (« Soyez plus belle pour une vie meilleure ») peut-on lire en lettres d’or sur la vitrine de ce salon de coiffure. Rana entre. Une femme en tailleur noir l’invite à patienter dans un canapé en cuir blanc. Le salon a ouvert il y a un mois. Le propriétaire, d’origine vietnamienne, en possède également un à Siem Reap et un autre à Battambang, deux grandes villes dans le nord du pays. « Notre spécialité, c’est la pose de cheveux naturels avec un fil de Nylon, explique Piseth Chhum, l’un des employés. Pour notre savoir-faire, les clientes déboursent entre 400 et 500 euros. » Le personnel doit faire des heures supplémentaires. « Nous ouvrons à 8 h 30 et fermons à 22 heures, au lieu de 19 h 30, sept jours sur sept », indique le jeune homme. Sur le tee-shirt noir qui lui sert d’uniforme, une inscription : « Never stop growing » (« Ne cessez jamais de pousser »).

Une coiffeuse installe Rana devant un miroir ovale. « A cause des teintures, mes cheveux sont devenus cassants », déplore cette Cambodgienne aux doigts sertis de bagues en strass. Rana vend des cosmétiques en ligne. Ses lèvres sont repulpées et sa peau éclaircie, « grâce à une crème blanchissante » dont elle vante les effets sur sa chaîne YouTube. « Je dois avoir un physique irrépro- chable. Avec une belle chevelure, je serai plus convaincante et sûre de moi », espère-t-elle. Porter les cheveux d’une autre ne la dérange pas. Au contraire : « Les villageoises auxquelles ils appartiennent sont payées en échange de cheveux qui, je suppose, auraient fini à la poubelle. » Au Cambodge, leur provenance est un secret de Polichinelle. « Tout le monde sait qu’ils sont récoltés dans les campagnes, puisque dans les grandes villes la moitié de la population en vient. Ces femmes ont besoin d’argent, et moi d’améliorer mon style. Nous nous aidons mutuellement. »

« C’est du donnant-donnant », estime lui aussi Kim Sros, grossiste d’extensions capillaires à l’entrée du Old Market, à Phnom Penh. Il doit ce commerce à sa mère, basée dans la province rurale de Kampong Cham. Il y a dix ans, des Sud-Coréens lui ont pro- posé d’acheter ses cheveux. Quand elle a découvert combien ils les revendaient, elle a lancé son propre business. Des citadines – surtout des ouvrières du textile – viennent aussi voir Kim Sros pour lui vendre « la seule chose qu’elles possèdent ». Le jeune homme avoue se « sentir désolé » avant de prendre ses ciseaux, mais tient à préciser qu’il veut bien négocier le prix : « Plus la personne veut d’argent, plus je coupe court. Sinon, je lui laisse au moins un carré. » Sur une balance posée à ses pieds, Kim Sros dépose des dizaines de queues-de-cheval de 25 centimètres, retenues par un élastique. « J’en ai pour tous les goûts », s’exclame-t-il. Ces ventes interna- tionales représentent environ 30 000 euros de son chiffre d’affaires annuel. Les Africains achètent plutôt des cheveux noirs épais et ondulés, les Américains des cheveux wavy et bouclés, les Européens les préfèrent lisses et décolorés. Kim Sros avoue ne pas connaître l’âge de celles qui viennent se les faire couper.

Un commerce mondial

Seourng Heng n’avait pas 15 ans lorsqu’elle a vendu ses cheveux pour la première fois à un couple de Chinois. Agée aujourd’hui de 43 ans, cette ancienne serveuse d’un restaurant de Phnom Penh est retournée vivre à Pursat, où elle fait des lessives pour les gens de son village. « Mais je ne gagne pas assez d’argent pour payer l’électricité. » Cette mère de famille revendrait bien ses cheveux, « s’ils n’étaient pas abîmés ». Elle n’a aucun ressentiment envers les acheteurs : « Je ne les juge pas. J’ai mon business, ils ont le leur. » Seulement, lorsqu’il y a un mois une Khmère a proposé de couper ceux de sa fille, Seourng Heng a vu rouge. « J’étais seule en train d’étendre le linge quand cette femme est venue caresser mes cheveux. Ma mère est arrivée furieuse et lui a dit de partir », raconte Srey Nit, 14 ans, une impressionnante chevelure noire tombant jusqu’aux hanches. Sa mère le martèle : « Je ne veux pas que ma fille suive mes pas. Je travaillerai plus s’il le faut pour qu’elle ne manque de rien et qu’elle reste jolie. »

« Avec la globalisation, tout est à vendre et tout a un prix, même le corps humain, observe Firouzeh Nahavandi, sociologue et auteure d’une étude consacrée au marché du cheveu 1. Cela favorise de nouvelles injustices, et parmi elles, la vente d’une partie de son corps contre rémunération et dans l’espoir d’augmenter son pouvoir d’achat. Il s’agit d’une intégration singulière des plus pauvres au commerce mondial. » Dans son pays, Soeng Sen Karuna, responsable au sein de l’Association pour les droits de l’homme et le développement au Cambodge (Adhoc), s’inquiète. « Le phénomène s’étend à toutes les campagnes où la pauvreté ne fait qu’augmenter, principalement à cause des expropriations », déplore-t-il.

Depuis 2012, les autorités expulsent à tour de bras les populations défavorisées des grandes villes et cèdent les terrains à de riches promoteurs qui alimentent la frénésie immobilière. « Les femmes qui fuient dans les campagnes n’ont même plus de quoi se rendre en ville où elles arrivaient encore à trouver un petit boulot. Plus isolées et vulnérables, elles sont des proies pour les acheteurs de cheveux », qui viennent désormais de toute l’Asie.

Aujourd’hui, l’Inde et la Chine dominent largement le marché du cheveu naturel qui, selon une étude publiée en 2018 par le site Research and Markets, devrait atteindre une valeur de 10 milliards de dollars d’ici à 2030. Mais la demande mondiale en perruques, postiches et extensions capillaires dépasse de loin l’offre. « En Chine, dans les campagnes, les filles ne portent plus de nattes. Les cheveux longs se font rares, ce qui rend cette matière première plus chère », explique Mme Zhao, une grossiste chinoise 2. Par conséquent, les Chinois se fournissent de plus en plus chez leurs voisins : la Thaïlande, le Vietnam ou le Cambodge. Les cheveux sont ensuite envoyés dans les usines chinoises où les ouvriers les trient, les lavent, les teintent, etc. Avant de se retrouver sur la tête des Américaines, des Africaines ou des Européennes.

Made in China

« Un simple “made in China”, c’était la seule mention sur les paquets de cheveux “100 % human hair” que j’utilisais », témoigne Medrick Thomas, un Français installé à Phnom Penh. Il y a quatre ans, il était encore l’employé d’une célèbre enseigne de coiffure et posait des extensions à des clientes parisiennes et de la Côte d’Azur. Comptez entre 700 et 1 400 euros la pose de mèches de cheveux de qualité Remy, avec les écailles alignées dans le même sens, contrairement aux autres qui sont en vrac. Les cheveux asiatiques sont appréciés pour leur résistance « et pour ne pas avoir subi de traitements chimiques à répétition », précise Medrick Thomas. « A 7 euros, voire 10 euros, la mèche d’extension à la kéra- tine, tu ne te poses pas trop de questions sur les conditions dans lesquelles les cheveux ont été récoltés. Tu fais confiance. Car si les revendeurs ne sont pas irréprochables, ils ont trop à perdre. » Il faut savoir que des médias ont révélé qu’en Inde des gangs coupaient de force les chevelures de femmes et d’enfants et que des cheveux étaient récupérés sur des cadavres ; « les clientes sont plus soucieuses de la provenance », affirme le coiffeur.

Prak Sohka ne sait pas ce que sont devenus les siens. La Cambodgienne n’a jamais franchi les frontières de son pays. Elle est cependant convaincue que vendre cette partie d’elle-même ne lui portera pas mauvaise fortune. Selon elle, il s’agit d’anciennes croyances. « Le pays se développe et, moi, je crois en la moder- nité. » Dans une boîte, la villageoise garde précieusement une longue queue-de-cheval coupée par ses soins. Lorsque les ache- teurs reviendront, Prak Sohka compte en obtenir un bon prix. L’argent servira à rembourser un crédit ainsi qu’à payer des cours du soir à son fils unique. Nan Seng Hong, 14 ans, est le premier de sa classe et il espère travailler un jour en ville dans l’informatique. « Je suis triste que ma mère doive couper ses beaux cheveux, parce que ça veut dire que nous sommes pauvres », déplore le garçon. D’un sourire qui se veut rassurant, Prak Sohka lui prédit : « Les cheveux ça repousse, pas l’argent. »

Par Louise Pluyaud – Paris Match – 8 juillet 2020

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