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Le plus grand lac du Cambodge est en train de se dessécher, menaçant forêts et poissons

La sécheresse et les barrages de Tonlé Sap mettent en péril les forêts marécageuses et les ressources halieutiques, principales sources de protéines du pays.

L’ancien soldat Hun Sotharith se souvient très bien du moment où il s’est installé à Tonlé Sap au Cambodge. C’était au début des années 1990. Il voulait devenir pêcheur. La forêt marécageuse d’eau douce qui entourait le lac était si dense que Sotharith mettait parfois un jour et demi pour retrouver le chemin du village.

À l’époque, pendant la saison des pluies qui durait six mois, ce milieu humide devenait un lieu d’alimentation et de reproduction pour une grande variété de poissons, y compris le Pangasianodon gigas, une espèce menacée d’extinction. « Partout, on voyait la forêt. Partout, l’eau était riche en poissons », dit Sotharith.

De ce monde aquatique boisé, il ne reste que des vestiges à Koh Chivang, une région composée de cinq villages au nord-ouest du lac. Sotharith en est le chef adjoint. En 2016, au cours de la saison sèche, un incendie a ravagé 80 % de la forêt inondée, détruisant les habitats des poissons et poussant une grande partie des 13 000 habitants vivant dans des maisons flottantes à abandonner la pêche. Ils cultivent maintenant du piment, entre autres.

Tonlé Sap, le plus grand lac d’Asie du Sud-Est et l’une des réserves de ressources halieutiques les plus riches du monde, connaît à peu près le même sort. Des terres agricoles ternes, sèches et dépourvues d’arbres s’étendent désormais à perte de vue. Les incendies, souvent provoqués intentionnellement pour défricher les terres, ont réduit encore plus l’étendue de la forêt.

Nombre d’écologistes tirent la sonnette d’alarme : la survie de Tonlé Sap, qui fait partie des réserves de biosphère de l’UNESCO, est menacée. La déforestation et la dégradation de l’environnement pourraient avoir des conséquences économiques dramatiques sur le million de Cambodgiens qui habitent aux alentours du lac et les millions d’autres qui dépendent de la région pour se nourrir, le poisson étant la principale source de protéines du pays.

Bien que d’autres régions comme Prey Lang – une réserve naturelle au centre du Cambodge et l’une des dernières forêts sempervirentes de l’Asie du Sud-Est –, aient connu une déforestation importante en raison de l’exploitation illégale soutenue par la corruption du gouvernement, Tonlé Sap reste la région la plus touchée. Selon une étude publiée récemment dans la revue Water, la perte de couvert forestier est évaluée à 31 % depuis 1993.

D’autres études montrent que les forêts inondées absorbent plus de carbone que les forêts sèches et pourraient donc atténuer l’incidence du changement climatique en stockant de grandes quantités de dioxyde de carbone contenues dans l’atmosphère.

« C’est inquiétant parce qu’il y a très peu de forêts inondées au Cambodge et celles-ci jouent un rôle primordial dans la santé du système aquatique », affirme Sapana Lohani, auteure principale de l’étude publiée dans Water et spécialiste de l’environnement qui participe à Wonders of the Mekong, un projet de recherche financé par l’USAID.

Selon Zeb Hogan, ichtyologue à l’université du Nevada à Reno et explorateur National Geographic qui dirige le projet de l’USAID, « on assiste à la destruction d’un écosystème unique : perte tragique de la faune, de la pêche et des moyens de subsistance d’un très grand nombre de personnes. »

RICHESSE ÉCOLOGIQUE

Avant le milieu du 20e siècle, le Cambodge était très prisé pour son paysage verdoyant. Bien que plus petit que ses voisins, la Thaïlande et le Vietnam, le pays avait plus de forêts intactes. Cependant, après la guerre civile, l’économie a commencé à se développer au début des années 2000 et la déforestation a connu un essor remarquable. Un projet gouvernemental a transformé plus de 10 % du territoire national en des plantations de caoutchouc aux mains d’entreprises étrangères, ce qui a conduit à une destruction massive de l’environnement.

La déforestation a continué de grimper au Cambodge même après la suspension de ce programme en 2012. Selon Global Forest Watch, le Cambodge a perdu le quart de l’ensemble de son couvert forestier, soit plus de 20 000 kilomètres carrés, entre 2001 et 2019. Un taux largement supérieur à celui du Brésil par exemple et nettement plus important que tous les autres pays asiatiques.

La richesse écologique de Tonlé Sap est alimentée chaque année par des impulsions d’eau en provenance du Mékong et autres fleuves. Elles sont déversées dans le lac au cours de la saison des pluies de juin à novembre. Lorsque les forêts environnantes sont inondées, Tonlé Sap peut quintupler de taille. Les ressources halieutiques y sont si importantes que le nombre de poissons pêchés chaque année y est supérieur à tous les lacs et fleuves d’Amérique du Nord réunis.

Cependant, tout a changé à Tonlé Sap. De longues années de surpêche ont considérablement réduit les ressources. Il est cependant impossible d’évaluer cette baisse avec exactitude, étant donné que le gouvernement cambodgien se montre peu disposé à communiquer des données fiables.

Le système aquatique tout entier se tarit. Depuis l’année dernière, le niveau d’eau du bassin inférieur du Mékong a largement diminué, résultat de la sécheresse et de l’eau retenue par les barrages hydroélectriques construits par les Chinois. Cette année, les impulsions d’eau n’ont pas alimenté le lac. Le niveau d’eau de Tonlé Sap est plus bas que l’année dernière, selon la seule station supervisée par la commission du Mékong.

Les conditions de sécheresse exposent la forêt à l’exploitation et aux incendies, qu’ils soient accidentels ou intentionnels. En 2016, de vastes incendies ont ravagé le tiers des 3 000 kilomètres carrés de forêt inondée dans la région de Tonlé Sap. Cette année, les feux ont commencé en février. Bien que leur portée ne soit pas aussi importante, ils ont détruit de vastes étendues intactes et ont continué de brûler à certains endroits, même après l’arrivée des premières pluies il y a deux mois.

LE RISQUE DE TOUT PERDRE

La perte de forêt inondée ne met pas uniquement les poissons en péril. Il y a aussi les tortues, les reptiles et plusieurs espèces menacées d’extinction comme la Lutra sumatrana.  Nombre d’animaux ont perdu leur habitat, comme lesTrachypithecus germaini, des primates en danger. Certains ont été retrouvés, agrippés aux arbres calcinés.

Prek Toal est un sanctuaire d’oiseaux à renommée mondiale, situé au nord-ouest de Tonlé Sap. Il abrite la plus grande colonie d’oiseaux aquatiques d’Asie du Sud-Est avec plus de 100 000 couples reproducteurs. Il protège de nombreuses espèces d’aigrettes, d’ibis, de cormorans, ainsi qu’une petite population extrêmement rare de Leptopilos dubius et la seule colonie de Pelecanus philippensis en Asie du Sud-Est.

Les incendies de 2016 ont ravagé plus de 80 kilomètres carrés de Prek Toal, soit le tiers du sanctuaire. Cependant, les pertes au rang des oiseaux n’étaient pas importantes, les animaux ayant réussi à trouver refuge dans des habitats sûrs. Cette année, le sanctuaire semble avoir été épargné par le feu mais les écologistes craignent que la survie des oiseaux soit menacée par de futurs incendies.

« On risque de tout perdre », s’inquiète Simon Mahood, écologiste à la Wildlife Conservation Society qui a contribué à la mise en place du sanctuaire dans les années 1990. « Prek Toal est indéniablement l’un des meilleurs modèles de réussite en matière de conservation en Asie du Sud-Est. »

TENSIONS ENTRE COMMUNAUTÉS

La pandémie de COVID-19 a gelé tous les revenus générés par le tourisme à Prek Toal. De plus, nombre de migrants sont retournés de Thaïlande, ce qui risque d’exercer une pression supplémentaire sur les terres qui entourent Tonlé Sap.

La tension monte entre les communautés qui vivent autour de l’eau et celles des hautes terres. On parle « d’étrangers » qui entrent dans la forêt et déclenchent des incendies, parfois en jetant des mégots de cigarettes pour dégager des terres agricoles ou faire peur aux animaux sauvages qu’ils tuent par la suite.

« Difficile d’aborder les habitants des hautes terres », souligne Sotharith. « Ils sont munis de couteaux et d’épées et n’hésitent pas à recourir à la violence pour nous éloigner. »

À Koh Chivang, à côté de Prek Toal, Sotharith estime que 70 % des habitants qui dépendaient autrefois de la pêche se sont tournés vers l’agriculture et cultivent surtout du piment dont les prix connaissent une flambée sans précédent.

« Nos villageois cultivent les terres près de chez eux. On les a prévenus du danger de l’exploitation forestière », ajoute Sotharith. « On a retenu la leçon. »

Les écologistes gardent espoir. « L’écosystème tropical de Tonlé Sap est très productif. Tout repousse très vite. Il y a une grande possibilité de rétablissement si la pression est relâchée », indique Nick Souter, écologiste à Conservation International. Cette organisation aide les communautés de Tonlé Sap à planter de nouveau la forêt inondée et met en place des équipes de pompiers locaux pour éteindre les incendies.

Pour Nai Sina, un pêcheur de 24 ans dans le village de Kampong Prohoc, il est peut-être déjà trop tard. Sina, qui exerce le métier de pêcheur depuis huit ans, fait part de son intention de travailler à l’étranger.  Si le niveau de l’eau redevient normal, il retournera chez lui. Tout dépend de la forêt.

« Tant qu’il y aura la forêt, il y aura des poissons et des animaux sauvages. Les ressources naturelles sont abondantes », explique-t-il. « Il faut penser à l’avenir avant de recourir à la déforestation. »

Par Stefan Lovgren – National Geographic – 20 août 2020

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