Infos Viêt Nam

Faux pas dans la course aux vaccins

Hô Chi Minh-Ville a pris des airs de ville assiégée. Les habitants sont claquemurés dans leur logis, les commerces fermés. Dans ce pays qui a essuyé six guerres en quelques décennies, les bruits de bottes sont de retour dans certains quartiers.

Depuis lundi, Sylvain Dubuc, professeur québécois établi au Vietnam avec sa famille, est strictement confiné entre quatre murs, au même titre que les neuf millions d’habitants de la capitale économique du pays.

Cette semaine, 35 000 soldats, « volontaires » et travailleurs de la santé ont investi les rues pour faire respecter « la directive 11 » imposée par le gouvernement central communiste.

« Des soldats avec des Kalachnikovs s’occupent de distribuer des sacs de nourriture aux résidents. C’est le couvre-feu absolu. Même l’ascenseur de notre immeuble est immobilisé », raconte ce professeur d’université, résident du Vietnam depuis 26 ans.

Pas le droit de sortir. Jamais. Pas de livraisons, pas de « Uber Eats » là-bas. Pas le luxe de pitonner sur Amazon pour tenir le coup pendant le confinement. Pas de PCU pour les petits travailleurs sans le sou.

« Une application mobile nous permet de demander des rations distribuées par l’armée ou des jeunes volontaires. Ça se limite pas mal à des patates douces et une botte d’épinards », s’inquiète le professeur.

« Des hôpitaux de campagne ont été dressés dans plusieurs quartiers », affirme-t-il, soulagé d’avoir reçu deux doses de vaccin, tout comme son épouse.

Jusque-là épargné de la COVID-19, avec 35 morts en 15 mois de crise sanitaire, le Vietnam croule maintenant sous les infections, propulsées par le variant Delta. On déplore plus de 10 000 cas par jour et 9000 morts en deux mois. Juste dimanche dernier, la COVID a emporté 600 personnes à Hô Chi Minh-Ville, épicentre de cette nouvelle vague meurtrière.

Le confinement, la restriction des libertés, c’est rien pour eux. Ils ne comprennent pas que des gens sortent dans les rues en Occident pour réclamer le droit de ne pas recevoir le vaccin.— Sylvain Dubuc

Dans les hôpitaux bondés, des rumeurs de triage commencent à circuler. Selon le média Nikkei Asia, l’armée a mis le grappin sur les installations débordées par la crémation des corps, désormais incapables de tenir le compte précis des victimes.

Ce drame, qui se profile dans d’autres pays, n’est pas que le tribut du puissant variant Delta. Les Vietnamiens, champions du port du masque et du strict respect des mesures sanitaires, meurent aujourd’hui comme des mouches de l’absence de vaccins.

Moins de 2 % de la population est pleinement vaccinée, et 14 % n’ont pu recevoir qu’une seule dose. Dans l’ex-Saïgon, 4,25 % des personnes infectées décèdent, quatre fois plus qu’au Canada.

En queue de file des pays en attente de vaccins, le Vietnam espère la réception prochaine de 1,5 million de doses d’AstraZeneca et 500 000 autres, offertes par la Pologne. En visite express au pays, la vice-présidente américaine, Kamala Harris, a promis l’envoi immédiat d’un million de doses. Des miettes, alors que 175 millions de vaccins manquent pour immuniser la population.

Laissé pour compte de la diplomatie vaccinale, le pays dépend de la charité mondiale. Les vaccins rentrent au compte-gouttes. « Ici, les gens sont prêts à prendre tout ce qui passe, dit Sylvain. Le confinement, la restriction des libertés, c’est rien pour eux. Ils ne comprennent pas que des gens sortent dans les rues en Occident pour réclamer le droit de ne pas recevoir le vaccin. »

Mourir au nom de la liberté ?

À plus de 12 000 kilomètres de là, dans le plus riche pays de la planète, non seulement des gens conspuent le vaccin, mais plusieurs meurent au nom « de la liberté ».

Lucy King et son collègue Alex Stockton, journalistes vidéo au New York Times, ont interviewé le mois dernier des patients à bout de souffle sur leurs civières, dans l’État de l’Arkansas, dernier de classe en termes de vaccination aux États-Unis (30 %).

À l’hôpital de Mountain Home, ils ont rencontré Christopher Green, un « antivax » convaincu que l’État n’a pas à se mêler de sa vie privée, m’explique Lucy King, qui a talonné 50 hôpitaux avant qu’un seul accepte de laisser tourner la caméra.

« Cet hôpital a dit oui, en désespoir de cause, parce qu’une vague de patients non vaccinés continue de déferler chez eux. » Des patients entre la vie et la mort, imperméables à toute forme d’argument sur le vaccin.

« Chacun a le droit de choisir », balbutie Christopher dans cette entrevue, branché sur l’oxygène à haut débit. Non vacciné, comme 90 % des autres patients aux soins intensifs. Non vacciné, comme 50 % du personnel de cet hôpital.

Neuf jours plus tard, Christopher Green, 53 ans, est décédé de la COVID-19, explique Lucy. Au nom de la liberté, comme l’explique ce reportage du New York Times. Comme des milliers d’autres. Libres, mais victimes de leurs convictions profondes.

L’Arkansas a atteint cette semaine le point de rupture ; l’ensemble des lits de soins intensifs affichent désormais complet.

La journaliste Lucy King avoue ne pas voir quand ni comment son pays émergera de cette crise sanitaire, alors que ces valeurs sont puissamment ancrées dans la psyché collective d’une grande partie de la nation. « Dans plusieurs États, les droits individuels continuent de primer sur tout, sur le bien-être collectif. Je pense que des gens sont encore prêts à voir des milliers de morts, plutôt qu’à faire une croix sur ses valeurs », confie la journaliste. 633 000 morts, et ça continue.

L’écueil culturel auquel se heurte le pays le mieux doté en vaccins contamine aussi d’autres pays riches, eux aussi bardés de doses prêtes à être injectées. Parmi eux, la Russie, où le taux global de vaccination piétine à 30 %, alors que le pays dispose de quatre vaccins différents, m’expliquait cette semaine la Dre Guzel Ulumbekova, directrice de l’École supérieure d’organisation et de gestion de la santé. « Les vaccins sont là, mais le problème, c’est “l’infodémie” (désinformation). Et ça, c’est très très difficile à combattre. »

Même ici, avec des troupes anémiées, de rares travailleurs de la santé boudent toujours le vaccin. Question de principe. « Après tout ce qu’on a vécu, me disait cette semaine un médecin, le nombre de préposés non vaccinés dans mon hôpital demeure hallucinant. Ces gens-là ont pourtant vu des patients mourir ! » En un an, près de 500 patients sont morts après avoir contracté le virus dans un hôpital au Québec. La liberté de choix a parfois un prix indécent.

Face au variant Delta, les résidents du Vietnam, comme les autres perdants de la loterie vaccinale mondiale, n’ont pas, eux, le luxe de ces principes. Leurs habitants seront doublement victimes. De la COVID, mais aussi des couvre-feux à venir, des confinements répétés, des années d’école perdues et des mesures liberticides, seules flèches disponibles dans leur carquois. « On parle de deux semaines de confinement strict, signale Sylvain. Mais qui sait combien de temps ça va durer ? »

Deux pays, deux réalités. L’un peut vacciner à souhait, l’autre pas. Ironie suprême, cette semaine, le taux de décès par million d’habitants aux États-Unis talonnait celui rapporté au Vietnam. L’absence de vaccin tue. Mais l’ignorance aussi.

Par Isabelle Paré – Le Devoir – 27 août 2021

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