Le voyage vers la mort de 39 Vietnamiens dans un camion frigorifique, en 2019 : « Je vous demande pardon, papa et maman, je ne peux plus respirer »
Un des chefs du réseau de passeurs vietnamiens responsable de la mort de 39 migrants dans un camion frigorifique à Londres en 2019 vient d’être condamné à 15 ans de prison en Belgique. Retour sur le calvaire vécu par ces candidats à l’exil.
Le 23 octobre 2019, 39 Vietnamiens étaient retrouvés gisants, entassés dans un camion frigorifique à l’est de Londres. Ils étaient montés à bord la veille, près de Dunkerque avant que le camion n’embarque à Zeebruges en Belgique. Ces huit femmes et trente-et-un hommes – dont plusieurs mineurs – sont morts de chaleur et d’asphyxie, parce que le système de refroidissement avait été inactivé et qu’il n’y avait pas de ventilation. Deux ans après, le 19 janvier 2022, le chef présumé du réseau a été condamné en Belgique à 15 ans de prison ferme – la peine maximum – pour avoir joué un rôle prépondérant dans le trafic qui a abouti à la mort de ses 39 compatriotes. Deux ans après la mort de ces 39 Vietnamiens, la Cellule investigation de Radio France a pu reconstituer le cauchemar vécu par ces candidats à l’exil.
Le calvaire de Ngoc Hieu
Quand il a embarqué dans ce camion frigorique ce 22 octobre 2019 près de Dunkerque à 11h55, Ngoc Hieu allait avoir 18 ans. Comme d’autres de ses compatriotes, il avait opté pour un financement intégral de son voyage du Vietnam jusqu’en Europe. Cinq mois avant son décès, il a tenté de traverser une première fois la Manche, déjà à bord d’un camion frigorifique, à Hoek Van Holland, une ville côtière proche de Rotterdam. Tentative ratée : il est interpellé par la police néerlandaise avec un autre mineur et treize adultes, tous Vietnamiens.
Ngoc Hieu raconte alors à un inspecteur néerlandais l’enfer qu’a été son périple pendant plusieurs mois depuis le Vietnam jusqu’en Europe. Une fois parvenu en avion en Russie, il doit se rendre en Ukraine. Lors de chacune de ses escales, il est en contact avec des intermédiaires vietnamiens. Ces derniers l’hébergent dans un appartement avec douze compatriotes, où ils sont quasiment prisonniers : « On n’était jamais autorisés à sortir”, confie le jeune homme. Si on obéissait aux gardes, il n’y avait pas de problème. J’avais toujours mon téléphone portable sur moi. S’ils l’avaient su, ils auraient certainement été violents. Ils avaient des armes à feu, des revolvers, et une matraque télescopique. »
Les gardes transportent ensuite le groupe près de la frontière ukrainienne où ils resteront trois jours. « Un soir, vers 22h30, on nous a fait monter dans une voiture, confie Ngoc Hieu. Après, on a marché dans le froid pendant trois heures, et on a pris un bateau pour traverser une rivière vers l’Ukraine. Là, on a marché pendant encore deux heures, jusqu’à ce qu’un bus vienne nous chercher. Il y avait de la place pour seize personnes, mais on était plus de 20. » Parfois, on ne leur donne pas de quoi manger, comme dans cette maison vide où le groupe s’installe « après un voyage extrêmement pénible, on a dû donner de l’argent au garde pour qu’il nous donne de la nourriture ».
Epuisé, le jeune homme explique qu’il souhaite retourner au Vietnam, mais un passeur lui ordonne de poursuivre sa route. Il traverse alors la Slovaquie, la République tchèque et l’Allemagne, avant d’arriver aux Pays-Bas et de tenter de passer en France, entassé avec d’autres dans un camion frigorifique. « Dans le conteneur, il y avait trois compartiments séparés. Chaque compartiment faisait environ un mètre de haut. Comme nous étions quinze, on nous a mis à cinq par compartiment. Les personnes au fond n’avaient pas d’air, alors elles ont fait une ouverture. » Après leur arrestation, les deux jeunes sont envoyés dans un centre d’accueil pour mineurs isolés aux Pays-Bas dont ils s’enfuient pour tenter une deuxième fois leur chance. Mais Ngoc Hieu et son ami n’y survivront pas.
Exploités dans des restaurants clandestins
D’autres victimes du camion dit « de l’horreur » ont eu recours à un autre mode de transport. Ils n’ont financé qu’une partie de leur voyage au départ du Vietnam, puis ils ont travaillé en France pour payer le reste du trajet. C’est le cas de Nung, une jeune femme, et de Diep, un jeune homme. Leur famille avait versé environ 20 000 euros pour payer leur voyage jusqu’en France. Mais pour rejoindre le nord de la France et financer leur passage en Angleterre, ils ont dû travailler avec de faux papiers dans des restaurants gérés par un vaste réseau vietnamien qui allait de Grenoble à Marseille en passant par Chambéry et Bourgoin-Jallieu. Une vingtaine de ses membres ont été condamnés en décembre dernier à Lyon. « Ces Vietnamiens étaient totalement exploités, explique Denis Masliah, l’un des deux journalistes du Dauphiné Libéré qui a révélé l’affaire. Leur salaire était en partie envoyé au Vietnam sous forme de produits de luxe, comme des parfums de marque, qui étaient ensuite revendus sur place par leur famille pour rembourser les réseaux. » L’autre partie était versée aux passeurs locaux pour payer leur passage en Angleterre, et la dernière partie leur a permis de vivre en France.
De l’esclavage dans des fermes à cannabis
« Ce type de paiement est assez fréquent dans les filières vietnamiennes. On appelle cela la servitude de la dette », explique depuis le Vietnam, Mimi Vu, spécialiste de la traite des êtres humains. « C’est une forme d’esclavage. Les exilés travaillent dans des établissements tenus par des intermédiaires vietnamiens pour payer leur voyage au lieu de recevoir un salaire. » Mais les passeurs ne se contentent pas de facturer le montant moyen d’un parcours. Ils y ajoutent « des taux d’intérêts colossaux allant jusqu’à 700% ou 1000% ». Le travail de ces clandestins peut ainsi durer des mois, voire des années.
Outre des restaurants, certains sont forcés de travailler dans des bars à ongles, ou encore dans des fermes clandestines de culture de cannabis en France. Nombre de ces « fermes » qui surfent sur la vague du bio, peuvent générer des millions d’euros illégalement. Des centaines de pieds de marijuana y sont cultivés dans les sous-sols de maisons isolées, à la lumière de lampes électriques. Les conditions de vie des Vietnamiens qui y sont exploités sont proches de l’esclavagisme. « Ils travaillent douze heures par jour, souvent sept jours sur sept, dénonce Mimi Vu. Ils sont logés dans les sous-sols, dorment par terre et sont payés, au mieux, cinquante euros par semaine. » Pas de quoi payer facilement le dernier tronçon du trajet pour rejoindre l’Angleterre.
Des traversées « VIP » avec des animaux
Le coût de l’ultime trajet dépend de la nationalité des exilés et du mode de passage. Les 39 victimes du camion frigorifique ont payé 12 000 livres sterling (soit plus de 14 000 euros). Mais le réseau qui a organisé leur traversée pouvaient aussi proposer des traversées dites « VIP » effectuées en compagnie d’animaux. « Les risques de détection par la police sont moindres », peut-on entendre dans l’une des conversations téléphoniques interceptées par les enquêteurs belges, « à cause de l’énorme puanteur associée à ce type de transport ». Il semble que plusieurs migrants aient eu recours à ce mode de traversée, comme en atteste la retranscription d’une écoute téléphonique surprise entre Vo Van Hong, le chef du réseau belge, et le père d’un jeune qui appelle du Vietnam :
Le père : « C’est combien votre prix ? »
Vo Van Hong : « Avec un cheval, je demande 19 000 livres pour aller là-bas. » (ndlr : au Royaume-Uni)
Le père : « C’est dans un camion ou dans un coffre ? »
Vo Van Hong : « C’est dans un conteneur, car on transporte un cheval. C’est du VIP, ce qu’il y a de plus confortable et c’est 19 000 par personne. »
Le père : « C’est pour mon fils ou peut-être pour plus de personnes, je ne sais pas. »
Vo Van Hong : « Avec douze chevaux, on peut faire passer six personnes. »
Parfois, les candidats au passage déchantent. Ainsi, une mère de famille appelle le chef du réseau belge, Vo Van Hong, pour se plaindre, car la cache qu’on lui propose pour traverser la Manche dans un camion ne correspond pas à ce qu’on lui avait annoncé :
L’exilée vietnamienne : « Allo M. Hong, mais c’est un conteneur en bois. Pas un conteneur individualisé !”
Vo Van Hong : « Quoi ? »
L’exilée vietnamienne : « Ce n’est pas un conteneur individualisé. C’est un conteneur en bois. »
Vo Van Hong : « Si ça ne vous plaît pas, ne montez pas. Sinon, allez-y. Vous êtes avec quatre personnes, c’est bien ça ? »
L’exilée vietnamienne : « Avec quatre personnes oui. Mais je tiens à dire que ce n’est pas ce que vous aviez promis. »
500 euros de supplément pour un taxi
Tout est bon pour alourdir la facture des candidats à l’exil. Des frais de taxi, censés être inclus dans le prix de la traversée, sont parfois à la charge des migrants. Une autre écoute dans laquelle un membre du réseau dialogue avec une mère de famille dont le fils doit être acheminé jusqu’au départ de la traversée le montre :
La mère : « Le prix du taxi est à la charge du réseau, ils doivent s’en occuper. »
Le passeur vietnamien : « Non, le prix du taxi est pour le client, je lui ai dit avant qu’il devrait payer le prix du taxi. »
La mère : « Les frais de taxi sont pour le réseau ! »
Le passeur vietnamien : « Non, ce n’est pas vrai. Il est arrivé là-bas, nous devons aller le chercher, mais nous ne paierons pas pour lui. »
La mère : « Ça fait combien en tout ? »
Le passeur vietnamien : “Il a pris le taxi deux fois, c’est 750 mais je lui facture 500, Ok !”
La mère : « Cela fait 19 500 livres au total ! »
38 degrés et pas d’aération dans le camion
Jusqu’au drame de 2019, les camions frigorifiques étaient un moyen de transport très utilisé par les réseaux vietnamiens. « Ces camions disposent d’une législation spécifique et dérogatoire qui leur permet de rouler plus longtemps, explique Me Kamel Abbas, avocat au barreau de Lille. Et les portes ne doivent pas être souvent ouvertes pour ne pas casser la chaîne du froid », ce qui limite les risques de contrôle. Le plus souvent, le système de refroidissement est réglé à son minimum. Il était inactivé dans le camion frigorique dans lequel les 39 Vietnamiens ont péri. Selon la chronologie effectuée par les enquêteurs, quand les exilés ont embarqué le 22 octobre 2019, la température dans le camion était de 11,7°C. Mais elle est ensuite montée jusqu’à 38°C. Dans la soirée, un jeune garçon, Quang Minh, enregistre un message téléphonique destiné à ses parents, dans lequel on peut entendre ses derniers mots :
Le jeune : « Je ne peux pas respirer. »
Un autre jeune homme : « Tenez bon, mes frères ! »
Le jeune: « Je ne peux pas respirer. »
Une jeune femme : « Mon Dieu, sauve-nous ! »
Le jeune : « Je vous demande pardon, papa et maman, je ne peux plus respirer. »
« Les passeurs ont exploité la misère de ces gens », dénonce Maître Luc Arnou, représentant des organisations Myria et Pag-Asa qui se sont constituées parties civiles dans le volet belge de l’affaire. « Sur les écoutes téléphoniques, ils en parlaient comme des « poulets » et des « marchandises ». Comble du cynisme, depuis ce drame, « les passeurs vietnamiens facturent leurs trajets encore plus chers, jusqu’à 50 000 dollars pour aller du Vietnam jusqu’en Grande-Bretagne », explique Mimi Vu, spécialiste de la lutte contre la traite des êtres humains. « Ils affirment que si les 39 victimes sont mortes, c’est parce que leurs familles ont choisi une route bon marché et dangereuse. Si les exilés veulent une entrée sûre et garantie au Royaume-Uni, ils doivent payer plus cher. »
Les membres de la cellule de passeurs vietnamienne situés en Belgique ont finalement été jugés le 19 janvier 2022. Leur chef présumé, Vo Van Hong, a été condamné à 15 ans de prison, la peine maximale. Le tribunal a estimé que ce trafic d’êtres humains lui avait rapporté environ 2,3 millions d’euros, une somme qu’il va devoir rembourser, et à laquelle s’ajoute une amende de 920 000 euros. Le chef de la cellule britannique avait quant à lui été condamné à 27 ans de prison en janvier 2021. Le volet français de l’affaire, en revanche, est toujours en cours d’instruction.
Par Laetitia Cherel – Cellule investigation des Radio France – franceinfo
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