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L’infamant soupçon qui plane autour du Docteur Yersin (partie 3)

Misogyne, solitaire… Le moins que l’on puisse dire d’Alexandre Yersin, c’est qu’il avait tout pour exaspérer la bonne société coloniale, jusqu’à ses tenues vestimentaires, qui témoignaient d’un mépris évident des convenances mondaines…

Alexandre Yersin le marginal était-il pour autant le monstre que la rumeur s’emploie à décrire ?

Nicolas Leymonerie, le directeur du centre francophone de Dalat, évoque ici deux des aspects controversés de « Ông Năm » – ainsi était surnommé affectueusement par les gens parmi lesquels il avait choisi de vivre.

L’argument du célibat

Yersin se lia d’amour avec le Vietnam avant que ce ne fût avec une femme. Or, à l’orée du XXe siècle débutant, il n’était généralement pas de bonne réputation pour un Français de « s’encongayer » (s’enticher d’une annamite). D’autre part, les femmes françaises n’étaient pas courantes dans une Indochine française qui compta seulement quarante mille colons tout au plus, donc se marier sur place avec une compatriote était loin d’être envisageable pour tous. Ainsi, de lâches colons laissaient-ils souvent compagnes et enfants métisses au Vietnam avant de rentrer fonder une famille, ou de la retrouver, en métropole. Yersin n’était pas homme de cette trempe-là. Animé par les sens de la responsabilité et de l’engagement, s’il s’était marié, il se serait dédié corps et âme au bien-être de sa famille. Toutefois, il se laissa déborder par ses obligations, notamment suite à ses succès en tant qu’explorateur puis découvreur du bacille de la peste, que ce soit au niveau médical – ayant dirigé l’école de médecine de Hanoï et les trois Instituts Pasteur du Vietnam, dont il fonda ceux de Nha Trang et Dalat –, au niveau agronomique – l’acclimatation réussie de l’hévéa et du quinquina le propulsant dans les milieux économiques et commerciaux – et de ses multiples passions pour les nouvelles technologies de son époque : mécanique, électronique, radiodiffusion, astronomie, photographie, cinéma etc.

De là à sous-entendre qu’il n’avait jamais pensé au mariage, il y a un pas qu’il est ardu de franchir en se souvenant de cet échange poignant où, alors qu’il a 25 ans, il annonça pudiquement à sa mère entremetteuse qu’il fût prêt à épouser une certaine Mina si l’ « ours » qu’il était ne l’effrayait pas. Quelques jours après, la veille de Noël, sa mère lui communiqua le refus catégorique de la demoiselle auquel il fit une réponse dont on devine sans peine l’émotion: « Je lui suis reconnaissant de sa franchise qui a mis un terme à une situation de mon cœur dont elle ne se doutait pas. L’affection et l’estime que j’avais pour elle n’étaient pas un de ces amours romantiques et subits tels qu’on se les figure en général. Tu sais que mon amitié pour elle datait de longtemps; ce sentiment se développait peu à peu en moi. Il était temps d’y mettre un terme. Je ne puis dire aujourd’hui, “j’oublierai”, parce que ma situation d’esprit ne me permet pas de le dire; mais enfin il faut compter sur le temps, ce grand médecin. » Proclamer, à la lecture de ces lignes, que Yersin était incapable d’affection pour la gente féminine serait d’une grande mauvaise foi. Lorsque, l’année suivante, sa mère lui proposa de demander la main de Fanny Jaïn, l’une de ses amies d’enfance avec qui il s’entendait toujours bien, il hésita puis y renonça « à peu près absolument »… le temps n’avait pas soigné ses blessures. Enfin, c’est ce témoignage de Marguerite Gallois qui connut Yersin quand elle était encore une fillette, et dont il sera de nouveau question : « Au cours d’une conversation avec Noël Bernard, celui-ci lui ayant demandé pourquoi il ne s’était jamais marié, M. Yersin lui avait gravement répondu : “si j’avais eu le privilège de rencontrer une personne comme Mme Robert Gallois, je serais marié depuis longtemps.” Ma petite Maman ne connut ce secret que quelques années avant sa mort et elle comprit alors pourquoi M. Yersin, quand on le croisait dans les jardins du Hon Ba, prenait le plus souvent la fuite ! » Yersin avait à ce moment-là entre 50 et 68 ans.

En réalité, il est tout à fait raisonnable de penser que Yersin avait rêvé intimement de fonder un foyer et que son sens du devoir et sa grande timidité l’en avait écarté. Il paraît également clair qu’il fit de la population de Nha Trang sa grande famille, notamment ces enfants dont il aimait s’entourer, certains le considérant comme leur père ou grand-père. Les habitants ne l’appelaient-ils pas affectueusement « Ông Năm » (Monsieur le cinquième) ou, pour certains, « Ông Tư» (Monsieur le quatrième), manière qu’ont les Vietnamiens de nommer par des numéros ceux qu’ils adoptent dans leur famille. Et enfin, rappelons l’austérité de sa famille monoparentale toute dévouée à l’Église Évangéliste Libre du canton de Vaud dont la doctrine était particulièrement rigoriste, prônant le détachement des plaisirs terrestres. Si son frère Franck, devenu pasteur, était un homme sociable et père de huit enfants, Alexandre Yersin n’eut que très peu de lien avec lui, disant ne partager « peu ou pas d’idées communes ». À l’inverse, il fut proche de sa grande soeur Émilie qui, restée célibataire également, partageait des similarités de caractère avec lui.

L’argument de la misogynie

Dans « Alexandre Yersin ou le vainqueur de la peste », les auteurs n’en démordent pas, Alexandre Yersin faisait preuve d’une misogynie « précoce »  et « tenace », peut-être par volonté d’expliquer son célibat. Ils tentent de justifier cela : orphelin de père, passant son enfance dans une maison de jeunes filles tenue par sa mère… Un passage particulier de cet ouvrage semble accabler Yersin quant à cette « aversion précoce pour les jeunes filles ». Dans une lettre envoyée depuis Paris, Yersin écrit ceci à sa mère, le 13 novembre 1885 alors qu’il est étudiant en médecine : “Il y a deux guenons à ma droite, qui me gênent ; je me pousse à gauche pour les éviter […] ; ici les étudiantes sont universellement détestées, non seulement par les étudiants mais plus encore par les professeurs. Il y en a deux cette année, qui ont concouru pour l’internat ; probablement qu’elles réussiront mais il y a eu un chahut monstre le jour où elles se sont présentées; que sera-ce lorsqu’elles seront reçues, si elles sont reçues.”

Mais replaçons cela dans le contexte de l’époque, ce que font d’ailleurs Brossollet et Mollaret. La Faculté de Médecine de Paris était un monde essentiellement machiste qui n’admettait que peu d’étudiantes à l’époque, et la plupart d’entre elles étaient étrangères. Ce n’est qu’en 1870 que le premier diplôme fut accordé à une femme, une Anglaise, et les étudiantes ne pourront passer le concours de l’internat qu’à partir de 1885. Quand ces dames entraient dans la salle de cours, c’était fréquemment sous les huées et avec escorte. C’est dans ce climat que, le 2 janvier 1886, Yersin assiste à un concours auquel se présente une jeune Américaine qui fut déjà recalée deux fois en raison de son sexe. Voici ce qu’il relate à sa mère : « Elle a beaucoup d’émotion ; cependant, de l’avis de tous, elle a beaucoup mieux su qu’un petit dandy qui a aussi passé ; le petit dandy était fortement pistonné par un membre du jury, aussi il a eu 14,5 tandis que la demoiselle n’a eu que 11 ; le résultat est que le dandy sera interne et non la guenon ; ainsi il n’y aura pas de femme interne cette année aux hôpitaux et cela par l’injustice la plus criante. » Prendre la défense du droit des femmes en ce temps-là serait plutôt singulier pour un misogyne patenté.

Quant à ce sobriquet de « guenon » qu’il utilise pour parler des jeunes femmes et qui justifia qu’on l’accusât de détestation envers le beau sexe, on semble oublier à qui il s’adresse quand il l’écrit : sa mère, une femme. Il est légitime de se demander si ce n’est pas sa mère elle-même qui utilisait cette appellation désobligeante à la Maison des Figuiers pour qualifier ses pensionnaires que l’on imagine facilement turbulente car sujette à une éducation pour devenir de bonnes maîtresses de maison. Autrement, comment son fils, si respectueux, se serait permis d’employer ce mot ? D’autre part, nous pouvons imaginer qu’une mère seule, protestante et rigoriste qui élève ses fils au milieu de jeunes filles en fleur, qui a son mot à dire sur le choix de leur épouse, fasse en sorte de les tenir à l’écart des tentations par le dénigrement de celles qu’elle jugeait indignes. En tout cas, elle ne paraît pas avoir éduqué Alexandre autrement. Pour finir, ce serait très mal connaître le personnage que d’ignorer son grand sens de l’humour et l’ironie dont il émaillait ses missives. « guenon », c’était bien plus la pudique boutade d’un fils soumis au regard puritain de sa mère qu’un témoignage de haine.

Enfin, on dit qu’il fuyait la compagnie des femmes, certes et sans doute par la grande réserve qu’il avait à leur égard, on peut dire qu’il était « coincé ». Mais, il serait trompeur d’exagérer cela pour en faire une phobie maladive. Rappelons que la très grande majorité de sa correspondance personnelle était un moyen de garder contact avec sa mère puis sa sœur et que ces lettres ne manquaient pas de témoignage d’affection. Yersin fut non seulement entouré de femmes dès son plus jeune âge, et en nombre, mais à Nha Trang, il côtoyait régulièrement ses collaboratrices, sa cuisinière qu’il voyait quotidiennement et les épouses de ses collègues et amis – un cliché le montrant promenant Gabrielle Vassal dans son automobile, un autre où il est accompagné d’une femme dans son jardin et, surtout, il y a ces sentiments coupables qu’il avait envers Madame Gallois comme nous l’avons vu. À la lumière de tout cela, la prétendue misogynie de Yersin semble largement surfaite.

A supposer, donc, qu’Alexandre Yersin fut ce célibataire endurci, ce misogyne que la rumeur dépeint complaisamment, ceci implique-t-il cela ?

Par Nicolas Leymonerie – Lepetitjournal.com – 27 septembre 2023

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