De la Cochinchine au Tonkin, des prêtres en mission
Comment la France a-t-elle progressivement jeté son dévolu sur la péninsule indochinoise ? Quel rôle joue la religion chrétienne dans le projet colonial français ?
Avec
- Claire Tran Maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité, spécialiste de l’histoire du Vietnam et du catholicisme en particulier
La France commence à s’intéresser à l’espace asiatique à partir du règne de Louis XIV. Le projet de colonisation français de la péninsule indochinoise naît à la fin du XVIIIe siècle, alors que la France voit ses intérêts en Inde décliner. Deux possessions sont acquises en 1787-1788 : le port de Tourane (aujourd’hui Da Nang) et l’archipel des îles Poulo-Condore (aujourd’hui Con Dao). Elles sont néanmoins perdues au moment de la Révolution française, entre 1793 et 1795. La politique intérieure de la France, très agitée au début du XIXe siècle, et les débuts de la conquête de l’Algérie, en 1830, empêchent la concrétisation du projet colonial français dans la péninsule, qui apparaît fort lointaine, et dont la conquête serait trop coûteuse.
Dès le XVIe siècle, des missionnaires chrétiens espagnols, italiens et portugais étaient parvenus jusqu’à la péninsule indochinoise. Les missionnaires français, eux, arrivent plutôt au XVIIe siècle. Dans le royaume du Dai Viêt, ils découvrent un système confucéen en place depuis le Xe siècle, qui régit l’ensemble de la société. Très centralisé, l’Etat est organisé autour de mandarins qui sont dirigés par l’empereur.
Pour les missionnaires, l’évangélisation du peuple vietnamien doit passer par une connaissance approfondie de la culture confucéenne, notamment pour montrer à la population locale la compatibilité entre christianisme et confucianisme. Les jésuites s’emploient ainsi à apprendre le vietnamien et le chinois. Ils élaborent un système de transcription de la langue vietnamienne en alphabet romain, le chu quôc ngu, et proposent de nombreuses traductions. Parmi eux, le jésuite avignonnais Alexandre de Rhodes (1591-1660) joue un rôle central. Il parvient à convertir à la cour comme dans le peuple, mais doit affronter la méfiance de l’élite mandarinale, et finit par être banni du royaume. Parmi les différentes missions européennes, les Missions Etrangères de Paris (MEP), fondées en 1663, s’imposent peu à peu. Les MEP forment des prêtres missionnaires en France, qu’elles envoient ensuite dans les pays non-chrétiens d’Asie pour qu’ils les évangélisent, notamment en encourageant la formation d’un clergé indigène.
L’évangélisation du Dai Viêt se fait dans un contexte relativement apaisé, avant la colonisation de l’Indochine par la France. Le pape Alexandre VII recommande aux missionnaires de respecter à la fois le pouvoir en place et les traditions religieuses locales. Néanmoins, les élites confucéennes rejettent rapidement le christianisme. Des persécutions antichrétiennes ont lieu dès le XVIIIe siècle, et s’accentuent au XIXe siècle. Le Second Empire puis la IIIe République prennent pour prétexte ces persécutions religieuses afin de justifier la conquête de l’Indochine. Les prétentions coloniales françaises sur le Dai Viêt ne seraient ainsi qu’une manière de protéger les missionnaires français et de défendre la minorité religieuse chrétienne opprimée. En réalité, il s’agit pour la France de prendre pied en Extrême-Orient, et même, à terme, d’étendre sa politique impériale vers la Chine.
Par Xavier Mauduit – Radio France Culture – 18 mars 2024
Pour en savoir plus
Claire Tran est maîtresse de conférences en histoire de l’Asie du Sud-Est à l’Université Paris Cité. Elle est spécialiste de l’histoire du Vietnam et en particulier du catholicisme au Vietnam.
Publications :
- (Éd.) Master of their own Destiny: The Asians in World War One, NUS Press, à paraître (en anglais)
- Codirigé avec Christine Cabasset, Asie du Sud-Est 2020, Bilan, enjeux et perspectives, Les Indes Savantes/Irasec, 2020
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