En Thaïlande, le Covid propage la pauvreté et la famine
Des milliers de personnes, bloquées et privées de revenus, doivent s’en remettre aux distributions d’aide alimentaire et se disent prêtes à tout pour survivre.
La scène est devenue trop familière à Bangkok. Tous les après-midi, dans le quartier historique de Rattanakosin, de longues files de silhouettes masquées attendent, sous un soleil de plomb, que le camion décharge. Il est quatorze heures, il fait plus de 40 degrés, les volontaires se pressent, pour commencer au plus vite la distribution d’aide. Dans les sacs en plastique, un paquet de chips, un sachet de riz gluant, un carton de lait, une bouteille d’eau. Deux policiers s’assurent que tout se déroule dans le calme et incitent – en vain – à travers un haut-parleur à respecter les distances de sécurité.
Beaucoup portent des casquettes. Tout le monde baisse la tête, par honte et par crainte de reconnaître des amis ou des voisins dans la foule des nécessiteux. «Tous les jours, on voit arriver des centaines de personnes supplémentaires, raconte une des volontaires. En ce moment, les Thaïlandais modestes souffrent réellement de la faim.»
Ceux-là ne sont pas des habitués de la mendicité, mais des travailleurs du secteur informel, souvent liés au tourisme : des chauffeurs de taxi, des vendeurs de rue, du personnel des hôtels… A Pattaya, une cité balnéaire vivant essentiellement du tourisme, une distribution gratuite de petits-déjeuners a créé un attroupement de plusieurs milliers de personnes dès 4 heures du matin il y a quelques jours.
Natte et couvre-feu
Jay, un jeune musicien éduqué et anglophone, qui travaillait dans une guest-house de la célèbre rue Khao San, repère des voyageurs en sac à dos, raconte qu’il est à la rue, sans aucun revenu depuis les fermetures massives, avant de demander de l’aide. Il vient tous les jours prendre son sachet de nourriture et, pour boire de l’eau potable, il profite des distributeurs d’eau bouillante dans les supérettes : «Un mois que je ne bois que de l’eau chaude», raconte-t-il.
Le soir, il déroule une natte et se cherche un coin discret pour dormir dans une ruelle, en prenant garde à ne pas être vu par la police : un couvre-feu a été instauré entre dix heures du soir et quatre heures du matin, des SDF ont été verbalisés à Chiang Mai, dans le nord du pays.
A quelques mètres de la distribution, installés sur des trottoirs, certains tentent de vendre leurs effets personnels pour se faire un peu d’argent : des chaussures usagées, des vêtements d’enfants, des ventilateurs poussiéreux. Une vieille dame presque octogénaire pousse un chariot. Comme elle n’a rien à vendre, elle propose de collecter les objets des autres, de les vendre un peu plus loin dans d’autres quartiers, en échange d’une misérable commission.
Particulièrement vulnérables, les millions de travailleurs migrants, Birmans, Cambodgiens, Laotiens, qui n’ont pas pu ou pas voulu rentrer chez eux avant la fermeture des frontières, ne peuvent bénéficier d’aucune aide gouvernementale. Sur les sites d’annonces d’emploi, le désespoir se lit. Beaucoup sont disponibles à travailler quasi gratuitement en échange d’un toit et de nourriture. «Je suis prête à tout, je peux tout faire», écrit fébrilement Sothea Ly, une jeune Cambodgienne à la recherche d’heures de ménage.
Suicides et vente d’alcool
A bout, certains n’envisagent plus d’autre issue que la mort. Une quarantaine de suicides directement liés à la situation économique a été enregistrée depuis le mois de mars – contre une cinquantaine de morts du Covid –, un taux en hausse d’au moins 10%, selon les associations, par rapport à la moyenne, déjà la plus élevée de la région Asean (Asie du Sud-Est). Une mère qui ne parvenait plus à nourrir ses deux enfants en vendant des yaourts en porte-à-porte, un chauffeur de taxi qui venait de se voir refuser l’aide gouvernementale d’environ 120 euros aux plus pauvres…
Les services d’appels d’urgence pour les personnes en situation de détresse psychologique sont tous saturés. «On a reçu plus de plus de 600 appels ce mois-ci, raconte Satit Pitudecha de la cellule de crise du ministère de la Santé, contre une trentaine le mois précédent.»
Léger adoucissement de la morosité ambiante, le gouvernement vient de lever l’interdiction stricte de ventes d’alcool en vigueur depuis un mois. Les bars restent fermés, mais les épiceries seront à nouveau autorisées à commercialiser et les Thaïlandais à «boire chez eux» selon le nouveau décret. Alors que l’épidémie semble stagner à des niveaux très bas (moins de 3000 cas en tout, moins de 10 nouvelles contaminations quotidiennes), de plus en plus de voix se font entendre pour interroger ces mesures drastiques et leurs conséquences économiques et humaines.
Par Carol Isoux – Libération – 3 mai 2020
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