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MEHL, MEC : les conglomérats militaires au cœur de l’économie birmane

Maersk, le premier armateur de porte-conteneurs mondial, ne va plus utiliser les ports détenus par la Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL). La nouvelle officieuse est tombée début octobre et constitue le dernier avatar en date de la lente décadence de cette holding parmi les plus puissantes de Birmanie, créée et détenue par l’armée régulière, en théorie afin de pourvoir aux retraites et frais des anciens soldats.

En juin et juillet 2020 déjà, la MEHL avait fait les titres de la presse privée et indépendante du pays poussant finalement le 6 juillet deux anciens généraux de la Tatmadaw – l’armée régulière birmane – à démissionner de leur poste au conseil d’administration de ce conglomérat constitué d’entreprises aux activités très différentes. En parallèle de leur situation d’administrateur, les deux officier supérieurs sont fonctionnaires et occupent des postes clefs pour faciliter le commerce de la MEHL, à savoir pour l’un haut responsable de la Myanmar Port Authority et pour l’autre directeur général du service de douanes. Un véritable conflit d’intérêts lorsque l’on sait que la Myanmar Port Authority contrôle les ports côtiers, certaines douanes et délivre des licences d’exploitation. Depuis 1990 et la création du MEHL, des militaires sont à la tête de ces deux structures, un atout considérable pour le conglomérat : « Les importations et les exportations de ses entreprises sont facilitées », reconnaît pudiquement un lieutenant-colonel à la retraite. La démission des deux généraux est donc a priori une bonne nouvelle pour les concurrents de la MEHL puisqu’elle crée plus d’équité commerciale et économique. Même si les deux anciens militaires ont gardé leur place dans les deux organisations publiques et qu’ils auront toujours la possibilité de donner « un coup de main » si besoin est…

Des entreprises publiques devenues privées

La MEHL est souvent associé à un autre conglomérat militaire, le Myanmar Economic Corporation (MEC), qui a lui été créé en 1997. Les hauts responsables de la MEHL et de la MEC sont majoritairement – pour ne pas dire totalement – issus de l’armée régulière, laquelle est aujourd’hui sous les feux de la rampe pour des accusation de crimes de guerre, de travail forcé, d’abus sexuels, entre autres. Même si l’état-major nie farouchement et rejette ces accusations, les entreprises appartenant aux deux conglomérats, de par leur essence, sont entachées. L’Organisation des Nations Unies (ONU) ne s’y est pas trompée, dont une mission d’enquête et d’évaluation sur les intérêts économiques de l’armée birmane affirmait dans son rapport sorti en août 2019 que les deux conglomérats géraient au moins 106 filiales et une trentaine d’entreprises, en ajoutant qu’il s’agissait d’une estimation basse car « la mission est certaine qu’elle n’a pas réussi à identifier toutes les filiales de la MEHL et de la MEC ».

Jusqu’en 2016 et l’arrivée au pouvoir de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), les actions de la MEHL étaient divisées en deux groupes : les actions A appartenant au ministère de la Défense et les actions B rattachées à des militaires en poste ou à la retraite. Juste avant l’arrivée au pouvoir de la LND, les actions A ont été converties en actions B, ce qui a donc transféré des fonds publics entre les mains d’acteurs privés. Selon un rapport de l’organisation non-gouvernementale (ONG) Amnesty International sorti en septembre 2020 sur le financement de la MEHL, le conglomérat serait détenu par 381 636 actionnaires individuels et par 1 803 actionnaires « institutionnels » constitués de commandements régionaux, de divisions, de bataillons de l’armée ou d’associations de vétérans.

L’état n’est pas entièrement privé des bénéfices de ces holdings puisque c’est avec ceux-ci que la Tatmadaw paie les salaires et les retraites des militaires, enlevant ainsi cette charge au budget national. Et puis Nay Pyi Taw tire profit des impôts payés par les sociétés appartenant aux deux conglomérats. Une nouveauté d’ailleurs : entre 1998 et 2011, sous la dictature militaire, les deux structures étaient exonérées d’impôts. Tout cela reste cependant insuffisant aux yeux de l’organisation de la société civile (OSC) Justice for Myanmar : « Les contributions fiscales des conglomérats sont insignifiantes par rapport à leurs profits et au cumul de leurs actifs, volés au peuple birman », affirme-t-elle. Sans fournir de preuve tangible, la directrice du centre birman pour une entreprise responsable évoque même des détournements de fonds : « Mon hypothèse de travail est que les dividendes sont reversés à actionnaires privés qui sont des membres actuels ou anciens de l’armée, et non au budget de la défense. Mais je n’en ai pas encore de preuve ». Il est un fait que les rapports financiers de la MEHL et de la MEC ne sont pas rendus publics.

L’omniprésence des deux holdings

Qui dit conglomérat, dit activités variées. La MEHL et la MEC sont présentes dans la majorité des industries : pharmaceutique, production industrielle, assurances, banque, industrie minière, alimentation, boissons, matières premières, construction, ciment, tourisme, logistique, télécommunications… La MEHL compte 31 filiales au sein de l’industrie minière, dont celles du jade et du rubis, 41 usines de production d’huile de palme, de sucre, de savon ou encore de ciment. Quant à la MEC, elle détient cinq entreprises dans la finance et l’assurance, huit dans la production alimentaire, sept dans la production de matières premières et six dans les télécommunications. Côté tourisme et loisirs, le Central Hotel à Yangon et le Myawaddy Travels and Tours Co sont gérés par la MEHL ; la MEC possède le golf d’Okkala à Yangon.

Les deux détiennent aussi chacune leur établissement bancaire. La quatrième banque du pays, la Myawaddy Bank, appartient à la MEHL et la MEC s’appuie sur l’Innwa Bank. De par l’essence de leur activité, les banques permettent à la Tatmadaw de se subventionner en toute opacité, que ce soit pour ses opérations, les salaires ou les retraites des militaires. Les banques permettent aussi un accès au système bancaire international, et ce, malgré les sanctions américaines et européennes appliquées à certaines de leurs entreprises. Des terrains et des biens immobiliers appartiennent également aux conglomérats de la Tatmadaw. Ils sont à la fois exploités et loués, notamment à 150 entreprises étrangères.

La ligne « autres comptes », la magie de la comptabilité

Dans l’industrie minière, la filiale de la MEHL Kayah State Mineral Production travaille avec Ye Htut Kyaw Mining Extracting et une entreprise publique. La filiale exploite 13 % des ressources, Ye Htut Kyaw Mining Extracting 54 % et l’entreprise publique a les 33 % restants. Dans l’État du Sagaing, selon l’organisation Initiative pour la transparence dans les industries extractives (EITI en anglais), la mine de Kyauk Ohn Chaung est gérée par l’entreprise Htoo Han Thit Co, qui en détient 67,5 %, une entreprise d’État a 31,5 % de la mine et une filiale du MEHL a 1%. Dans les deux cas, le MEHL n’est pas actionnaire principal, une stratégie car depuis 1990 et 2012 et les réformes qui ont accordé aux entreprises publiques une plus grande autonomie financière, c’est l’intérêt des deux conglomérats d’avoir avant tout un échange financier avec les entreprises publiques. En particulier, la création par ces réformes d’une ligne comptable intitulée « autres comptes » qui permet de reporter des fonds d’une année sur l’autre et qui correspondent à des fonds propres, qui appartiennent aux actionnaires ou aux associés, est un outil fort utile pour que certains bénéfices publics soient récupérés par des acteurs privés. Sur ce point, le rapport de la mission d’enquête de l’ONU souligne que le gouvernement a annoncé que la section « autres comptes » devrait bientôt être supprimée et que tous les fonds seraient transférés au gouvernement de l’Union… sans préciser aucune date.

Les entreprises des deux holdings dans l’exploitation minière – jade, rubis… – ont aussi une dimension stratégique et constituent l’une des explications de la grande difficulté à réguler le secteur malgré les nombreux accidents mortels dans ces mines, comme les 160 morts début juillet 2020. Dans les états de Kachin et Shan, la MEHL détient au moins 23 filiales dans ce secteur des mines, ce qui signifie que l’armée régulière contrôle indirectement ces mines. Un moyen d’essayer d’empêcher les groupes combattants rebelles de se financer. Un rapport de l’institut étasunien pour la paix observe que les mines de jade de Hpakant sont exploitées à la fois pour leurs bénéfices et pour déloger les membres de la Kachin Independance Army (KIA) des zones d’extraction, qui sont de fait des zones de taxations. Dans l’état de Shan, la majorité des mines de rubis sont contrôlées par la MEHL à travers la Myanmar Ruby Entreprise qui compte au moins 16 filiales. Dans la ville de Mong Hsu le contrôle est total. La zone est surveillée et aucune entreprise ne peut travailler sans l’accord du MEHL. Selon l’EITI, 476 licences d’exploitation ont été accordées à la MEHL.

Pour les entreprises étrangères, dur d’éviter la Tatmadaw

De par toutes leurs possessions, qu’elles soient industrielles ou immobilières, les deux conglomérats travaillent avec des entreprises étrangères. Les secteurs concernés sont variés : fabrication, construction, tabac, art, divertissement, mines ou encore information et communication. Le rapport de l’ONU a identifié 14 entreprises étrangères investissant avec la MEHL, la MEC ou leurs filiales. Le secteur minier, qui demande des licences spécifiques, est particulièrement concerné par la création d’entreprises communes. Certains partenariats sont transparents, comme la Myanmar Posco Steel Company ltd, entreprise du MEHL, qui est officiellement détenue à 70% par la société coréenne Posco Steel Co. Ltd. Mais d’autres partenariats sont plus opaques et il faut parfois s’attarder sur les organigrammes pour faire des liens. L’ONU a ainsi identifié le cas de la Thilawa Cement and Building Materials et de la Sinminn Cement, une filiale du MEHL. La Thilawa Cement and Building Materials appartient à l’entreprise franco-suisse LafargeHolcim, Lafarge ayant déjà été mise en cause pour des pratiques peu regardantes en Syrie. Selon des documents de l’entreprise étudiés dans le rapport de l’ONU, les deux filiales ont un conseil d’administration commun.

L’immobilier est le principal secteur qui relie les entreprises étrangères à la Tatmadaw, avec 150 cas recensés dans le rapport de l’ONU. Un exemple est la location d’un terrain du MEC par l’entreprise indienne Adani pour la construction d’un terminal aéroportuaire à Ahlone, à Yangon.

Le rapport de l’ONU a abouti à l’élaboration du commencement d’un changement. À la suite de sa publication, certaines entreprises ont décidé de rompre leurs liens avec la MEHL et la MEC. C’est le cas de la marque de vêtements Esprit qui a déclaré ne pas avoir eu connaissance que certaines de ses unités de production étaient entre les mains du conglomérat militaire. « Esprit va prendre des mesures immédiates en annulant toutes les futures commandes à l’usine Perfect Gains », a déclaré l’entreprise. D’autres, comme le brasseur japonais Kirin ou LafargeHolcim, travaillent toujours avec la MEHL. Toutefois, le rapport d’Amnesty International sorti en septembre 2020 sur le financement du MEHL commence lui aussi à peser et le changement semble se poursuivre. La décision de Maersk en est une nouvelle preuve.

Par Julia Guinamard – Lepetitjournal.com – 19 Octobre 2020

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