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En Birmanie, un retour à la case élections sous haute tension

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Cinq ans après un scrutin historique, la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi est la favorite du vote de dimanche qui se tient dans un climat sanitaire, sécuritaire et économique précaire.

La grande aventure démarrait. Comme elle semble loin. Il y a cinq ans seulement, la Birmanie renouait avec la démocratie en organisant ses premières élections générales et libres depuis plus de vingt-cinq ans. L’ex-capitale Rangoun fourmillait de meetings, d’ateliers dans des quartiers bondés, de rues affairées où les gens apprenaient tout simplement à voter.

Des jeunes, des femmes, des dissidents historiques, des anciens persécutés sautaient dans le grand bain démocratique avec une ferveur inédite, un appétit réjouissant et des promesses tous azimuts de réformes de l’économie, de la Constitution, la paix avec les minorités ethniques, le développement et la décentralisation dans un pays enclavé aux inégalités criantes. La Ligue nationale pour la démocratie (LND) et Aung San Suu Kyi, auréolée de son statut d’opposante tenace face à une junte inflexible, raflaient la majorité absolue des suffrages avec 79,4% des sièges en lice au Parlement.

Un scrutin verrouillé

Cinq ans plus tard, alors que le pays retourne aux urnes dimanche pour les élections générales, l’enthousiasme électoral a bien reflué. La transition octroyée par les généraux en 2011 n’est certes pas remise en cause. «Ce scrutin est aussi historique que le précédent, assure un diplomate. Il s’inscrit dans une continuité démocratique. C’est la première fois qu’un gouvernement civil organise des élections multipartites depuis les années 50.»

Aux côtés des 25% de sièges réservés d’office aux forces armées, les 38 millions d’électeurs Birmans doivent désigner 498 élus dans les deux chambres du Parlement de l’Union et un millier d’autres dans les 14 régions et Etats du pays. «Tandis que 2015 a été un moment d’espoir et d’unité énorme, les élections de 2020 seront source de divisions. En particulier, de nombreuses communautés considèrent désormais que la LND gouverne pour la majorité et est insensible aux préoccupations des minorités», note Richard Horsey, analyste politique établi à Rangoun depuis une décennie. Verrouillée à plus d’un titre, l’élection de dimanche va se tenir dans un contexte sécuritaire et politique dégradé.

Le test du Covid

Le scrutin ne tombe pas au mieux en pleine crise sanitaire. Malgré l’épidémie de Covid qui a rattrapé la Birmanie, le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a décidé de maintenir l’élection. La campagne est devenue largement virtuelle, pour les partis qui en ont les moyens. Les autorités ont interdit les grands meetings publics, limité les activités de campagne à un maximum de 50 personnes et obligé les militants à se déplacer en voiture pour participer à des rassemblements routiers.

La Commission électorale de l’Union (UEC), qui supervise le vote, a menacé d’arrestation et de poursuites quiconque ne respecterait pas les consignes strictes du ministère de la Santé. Même si les investissements ont été réels ces dernières années, le secteur de la santé reste précaire et largement sous-financé en Birmanie, avec des pénuries de personnels et d’équipements parmi les plus graves d’Asie.

Après avoir bien contenu la progression du virus dans les premiers mois de l’épidémie – avec un confinement imposé dès la fin mars –, le gouvernement et la société civile ont vu les cas de Covid et les décès partir en flèche au moment où la campagne démarrait, l’Etat Rakhine et le hub économique de Rangoun devenant les deux principaux foyers. Vendredi, la Birmanie comptabilisait près de 58 000 cas positifs (1 076 nouvelles infections quotidiennes) pour 1 352 décès.

«Impact catastrophique sur l’économie»

Si cette épidémie est venue rappeler l’urgente nécessité de réformes accrues dans le secteur de la santé, elle a montré son «impact catastrophique sur l’industrie du tourisme, des transports et de la restauration», s’alarme le diplomate. La croissance avait déjà bien ralenti l’année dernière. «La pandémie de Covid-19 en 2020 a anéanti tous les espoirs pour que l’économie rebondisse», constate Moe Thuzar, chercheuse à l’Institut d’études de l’Asie du Sud-Est à Singapour.

Cette ancienne diplomate birmane rappelle combien la transition entre les équipes de la junte et celle d’Aung San Suu Kyi a pris du temps à partir de 2015, provoqué de la «déception» face aux «tâtonnements» de la bureaucratie, au «manque de clarté» de l’administration LND et l’absence d’une stratégie économique avant 2018. «Les promesses électorales ont une portée large et, par nature, sont des chantiers au long cours. Il serait également souhaitable de se concentrer sur des secteurs de l’économie où des choses sont réalisables, comme la poursuite de la mise en œuvre de la décentralisation, en particulier pour les services sociaux de base comme la santé et l’éducation.»

Le Covid-19 risque de jeter dans la pauvreté un bon nombre de Birmans. Certains d’entre eux sont même contraints de se nourrir de rats et de serpents pour survivre dans des bidonvilles de Rangoun, comme le relatait Reuters à la fin octobre. Le gouvernement a adopté un plan d’urgence de 1,5 milliard de dollars pour venir en aide aux petites entreprises et aux plus démunis.

«La pandémie de Covid-19 a révélé à quel point le Myanmar est vulnérable aux chocs du commerce international et à une chute des revenus», s’est récemment inquiété l’historien et ancien conseiller du gouvernement Thant Myint-U, dans les colonnes du magazine Frontier. Avant d’appeler la Birmanie à «réimaginer son avenir […] pour passer d’une économie rurale, agraire, peu qualifiée et mal payée à une économie urbaine, industrialisée, hautement qualifiée et bien payée». Mais la Birmanie de 2020 n’est toujours par parvenue à créer un environnement propice, sûr et pratique pour attirer les entreprises et les investissements étrangers.

«Climat de violence exacerbé»

Le climat sécuritaire reste précaire dans plusieurs endroits du pays. En juillet, l’ONG Altsean-Burma dénombrait plus de 600 affrontements armés et des attaques impliquant des civils dans 10 des 14 Etats et régions du pays sur les six premiers mois de l’année. Parmi ces conflits, ceux qui se déroulent dans l’ouest sont les plus inquiétants. Depuis bientôt deux ans, l’armée birmane (Tatmadaw) affronte l’Arakan Army (AA), une rébellion équipée et entraînée qui appelle à une insurrection pour l’autonomie et se bat contre le «racisme et le colonialisme» du pouvoir central.

Les Etats Rakhine et Chin «connaissent un climat de violence exacerbé, reprend le diplomate occidental. L’AA a conquis des territoires et les combats violents ont lieu dans des zones peuplées où des enlèvements sont pratiqués. Dans certains townships, l’Etat n’est plus présent.»

Au moins 300 personnes ont été tuées, et au minimum 90 000 autres déplacées. Tirs d’artillerie, frappes de l’aviation, destructions systématiques, le climat est tel que les autorités ont annulé les élections dans une grande partie de l’Etat Rakhine. «Il y a un risque que cette annulation ne pousse l’Arakan Army à une surenchère armée ou des violences politiques», avance le groupe de recherche International Crisis Group. Mais l’ouest n’est pas la seule région concernée par cette suppression. Pour des raisons sécuritaires, ce sont 1,5 million de personnes (en plus des 600 000 Rohingyas interdits de participation) qui sont privées du droit de vote. Elles sont établies dans des zones frontalières où la Tatmadaw affronte des insurrections ethniques.

La LND, qui avait fait campagne en 2015 sur la signature d’un processus de paix global, n’est pas parvenue à instaurer un accord de cessez-le-feu national avec les groupes armés. La confiance n’a jamais été établie. «Dans le passé, les communautés ethniques voyaient en Aung San Suu Kyi et son parti des alliés naturels dans leur lutte pour plus de droits et d’autonomie, rappelle l’analyste Richard Horsey. Aujourd’hui, elles en sont venues à considérer la LND comme un adversaire insensible à leurs aspirations. En raison du système électoral où le vainqueur remporte tout, ils se sentent de plus en plus marginalisés. Cela signifie que les minorités renoncent de plus en plus à la démocratie électorale. C’est dangereux, car cela peut conduire à une escalade des conflits armés.»

L’armée en réserve

La LND fait également face à un clan militaire plus mobilisé que jamais pour ce scrutin. Initiateurs de la transition, les généraux ont gardé les clés de l’édifice constitutionnel et exécutif qu’ils défendent bec et ongles face aux projets de réforme encore récemment évoqués par Aung San Suu Kyi. Ils se réservent 25% des sièges au Parlement, conservent un pouvoir de veto et la Constitution de 2008 stipule que les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires frontalières doivent être dirigés par des militaires en activité.

Le commandant en chef de l’armée, le puissant Min Aung Hlaing, ne s’est pas privé d’intervenir dans la campagne. «Il a rencontré une vingtaine de partis politiques, a multiplié les déclarations qui sont un soutien explicite à l’USDP [le parti des militaires, ndlr]», témoigne le diplomate. A six jours du vote, Min Aung Hlaing a pointé des «irrégularités» dans l’organisation du scrutin et critiqué la commission électorale et le gouvernement pour les «faiblesses et les déficiences jamais vues dans les élections précédentes. Elles peuvent avoir des effets négatifs sur l’image de l’élection», a-t-il fait savoir dans un long communiqué.

Dans les heures qui ont suivi, Aung San Suu Kyi a agité des risques de déstabilisation du vote : «Nous sommes maintenant confrontés à des choses qui pourraient déclencher notre colère. Elles ne font qu’inciter intentionnellement la juste colère du public. Ne vous laissez pas piéger dans cette situation.»

Une image dégradée à l’international

Au-delà de cette zizanie électorale, le scrutin de dimanche va également rappeler combien l’image de la Birmanie et de la conseillère d’Etat Aung San Suu Kyi s’est dégradée depuis cinq ans sur la scène internationale. En 2016, et sur une bien plus vaste échelle à partir d’août 2017, la communauté musulmane des Rohingyas, «minorité la plus persécutée au monde», d’après le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a été victime d’un nettoyage ethnique et d’exactions de masse potentiellement assimilables à un génocide, selon les mots de chefs d’Etats, d’ONG et des Nations unies.

Au moins 24 000 personnes ont été tuées, 750 000 autres ont dû fuir vers le Bangladesh voisin. Des actions en justice ont été lancées devant des cours internationales à La Haye. Des témoignages émergent sur le rôle des militaires et le grand silence complice des autorités civiles. Mais ce n’est évidemment pas un thème de campagne. Dimanche, les Rohingyas seront privés de leur droit de vote. Et cette privation s’inscrit plus largement dans une discrimination anti-musulmane. «23% des candidats musulmans aux élections de 2020 ont été rejetés – contre seulement 0,3% pour les autres groupes religieux», selon les relevés de l’International Crisis Group. Pour eux, pas vraiment d’aventure électorale.

Par Arnaud Vaulerin – Libération – 6 novembre 2020

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