BD : du Vietnam à l’exil, et au retour
Trois remarquables romans graphiques explorent l’histoire récente du Vietnam et les relations complexes des membres de la diaspora avec leur pays d’origine.
En décembre dernier, « L’Asie dessinée » traitait d’un excellent roman graphique, 40 hommes et 12 fusils, consacré à la guerre du Vietnam vue à travers l’histoire d’un jeune homme enrôlé contre son gré dans les troupes communistes. Avec Sông*, c’est de nouveau la guerre vue depuis le camp communiste qui est montrée. Mais avec une histoire – vraie – bien différente. Celle d’une jeune femme, Linh, qui rejoint volontairement son père dans le maquis pour lutter contre les Américains. Bien plus que le maniement du fusil mitrailleur, Linh y apprend… le cinéma, ayant été affectée à l’unité qui produit les films de propagande du Front National de Libération. Ce qui lui vaudra d’ailleurs, une fois la guerre terminée, d’aller étudier le cinéma à Moscou, avant de devenir une réalisatrice connue au Vietnam.
Son histoire personnelle apparaît petit à petit, au fil des conversations qu’elle tient avec sa fille Hai-Anh, scénariste de l’album. Car Sông est avant tout l’évocation des relations entre une mère et sa fille que beaucoup de choses séparent : Linh vit au Vietnam, son mari et sa fille en France. La mère n’a jamais appris le français, le vietnamien de Hai-Anh est hésitant. La guerre, moment déterminant dans l’existence de Linh, apparaît bien lointaine à sa fille.
Au fur et à mesure des confidences que finit par livrer Linh, sa fille découvre l’existence difficile menée par sa mère, alors toute jeune fille, dans le maquis. Si Linh a rejoint son père auprès des combattants communistes, ce n’est pas par idéologie mais pour fuir sa mère. Son intégration au sein des troupes viêt-cong n’a pas été facile : ses origines bourgeoises lui ont constamment été reprochées, et la jeune fille a traversé la guerre en souffrant d’une grande solitude. Au fil des souvenirs égrenés par Linh, on découvre la vie plutôt surprenante d’une équipe de cinéma en pleine guérilla, avec salle de montage bricolée en pleine jungle et souterrain creusé pour y mettre à l’abri les bobines de films. Une vie rude, certes, mais qui aura permis à Linh de découvrir qu’elle était prête à « souffrir pour de grandes causes : l’indépendance du pays et le cinéma » !
En parallèle à cette histoire personnelle de Linh, c’est donc aussi l’évolution des relations entre la mère et sa fille qui est retracée dans ce volume. L’ouverture réciproque et progressive de ces deux femmes qui n’ont pas la communication facile se fait fréquemment autour de la nourriture – les repas ou leur préparation en cuisine – vecteur de communication essentiel comme chacun sait ! Le dessin plein de fraîcheur de Pauline Guitton, amie de toujours de la narratrice, met bien en valeur ce récit prenant et finalement assez émouvant.
Dans les dernières pages de Sông, Hai-Anh, après avoir en quelque sorte apprivoisé le Vietnam en le découvrant à travers la vie de sa mère, finit par s’y installer. Dans Taï Dam*, il s’agit aussi d’un retour aux sources pour une Vietnamienne vivant en France. Dans cet album, l’auteur de bandes dessinées Joël Alessandra raconte l’histoire de sa compagne Marijah, une artiste-peintre. Celle-ci est arrivée en France à l’âge d’un an et demi, emmenée par ses parents vietnamiens. De ses origines, elle ne sait à peu près rien – ou peut-être ne veut-elle rien savoir – si ce n’est que sa famille appartient à une ethnie du Nord Vietnam, les Taï Dam, autrement dit les Taï noirs.
C’est sur l’insistance de Joël que les parents de Marijah parlent au couple de l’histoire de leur ethnie, des origines princières de leur famille. Si bien que la jeune femme, ayant surmonté son appréhension à l’idée de débarquer en touriste dans sa communauté d’origine, finit par accepter l’idée d’un voyage sur place. Le récit suit alors leur périple entre Thaïlande, Laos et Vietnam, pays dans lesquels les Taï Dam ont essaimé. Avec Marijah et Joël, nous découvrons cette ethnie, son habitat typique, ses coutumes. La jeune femme, qui se revendiquait comme purement française avant le voyage, s’aperçoit qu’elle maîtrise la langue Taï Dam, apprise dans son enfance, beaucoup mieux qu’elle ne le croyait, et découvre tout ce qu’elle a en commun avec cette communauté dont elle est issue. Son voyage lui permet même de rencontrer différents membres de sa famille restés au Vietnam. Entrecoupé de digressions historiques sur l’histoire coloniale française, Diên Biên Phu ou la prise du pouvoir par les communistes au Laos en 1973, ce retour aux sources de l’artiste est joliment mis en images par son compagnon, qui mêle allègrement bande dessinée classique et carnet de voyage.
Le troisième album de cette sélection vietnamienne, The magic fish*, est paru au milieu de l’année dernière. Il est dû à un artiste américain d’origine vietnamienne, Trung Le Nguyen. L’histoire est centrée sur les relations entre un jeune adolescent américain, Tien, et sa mère, vietnamienne exilée. Pour améliorer leur maîtrise des langues, chacun lit à l’autre des contes dans sa langue natale : Tien lit en anglais, sa mère en vietnamien. Au fil du récit, plusieurs versions de Cendrillon se mêlent à la vie réelle (un bal au collège de Tien). La mère a du mal à surmonter les traumatismes de l’exil, des souvenirs d’une fuite avec les boat people, des camps de rééducation… Le fils a ses tourments intimes : il ne sait pas comment faire son « coming out » auprès de ses parents, ne pouvant même pas trouver les mots en vietnamien pour exprimer le concept de « gay ». Petit à petit, grâce à l’intermédiation des contes, la communication s’établit malgré tout. Une histoire sensible, portée par un dessin souvent splendide.
L’Asie dessinée a parlé à plusieurs reprises du sympathique manga Réimp’, qui décrit de l’intérieur le fonctionnement de l’industrie du manga (voir par exemple notre notice sur les tomes 3 et 4). Les volumes 5, 6 et 7 sont parus ces derniers mois. On y est confronté, entre autres, à une série de mangakas (créateurs de mangas) mégalomanes, névrosés ou dépressifs, et aux efforts incessants des éditeurs chargés de maintenir un flux de production constant dans une industrie où la pression est impitoyable. Toujours instructif pour qui s’intéresse au phénomène des mangas.
Par Patrick de Jacquelot – AsiaLyst – 25 Février 2023
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