Au Vietnam, l’illusion de la classe moyenne universelle
“Qui sont vraiment les membres de la classe moyenne ?” s’interroge ce titre vietnamien. Dans les médias, sur les réseaux sociaux, une minorité tend à considérer l’opulence de son mode de vie comme la norme et à ignorer le fossé entre les classes sociales.
Une tendance mondiale porte les personnes venant de milieux socio-économiques favorisés à croire qu’elles représentent la classe moyenne et en font partie. Ce phénomène est particulièrement visible au Vietnam.
Naturellement, il y a un fossé évident entre les modes de vie et le pouvoir d’achat des classes moyennes d’une part, et ceux des plus aisés de l’autre. Pourtant, l’illusion d’une classe moyenne dite “universelle” a tendance à banaliser l’achat de biens de luxe et la recherche de styles de vie coûteux chez des individus qui, en fait, n’ont pas les moyens de tenir à long terme un tel train de vie. Les médias et le marketing entretiennent l’illusion que ce mode de vie est généralisé et que les citoyens ordinaires ont les moyens de se l’offrir.
La classe moyenne vietnamienne semble traverser une phase similaire. Si les spécialistes ne sont pas tous d’accord sur la définition exacte de la classe moyenne, tous reconnaissent que le revenu moyen d’un foyer en est un élément fondamental.
La moitié de la population ?
Le Vietnam manque de données officielles sur le sujet, ce qui complique l’établissement d’une référence exacte à l’échelle du pays tout entier. Pourtant, un rapport de 2016 de l’Institut Hill Asean affirmait que le revenu annuel de la classe moyenne vietnamienne était compris entre 5 000 et plus de 35 000 dollars [de 4 600 à 32 000 euros]. Ce groupe représenterait environ la moitié des 98 millions d’habitants du Vietnam – ce qui est énorme.
Une autre étude, menée en 2023 par l’agence d’études de marché Cimigo, va dans le même sens. Cimigo estime que plus de 15 millions de foyers vietnamiens ont un revenu supérieur à 15 millions de dongs par mois [600 euros], ce qui équivaut à 7 728 dollars [7 200 euros] par an. Par rapport à l’échelle des revenus au Vietnam, ce groupe se situe également dans la classe moyenne, d’après Cimigo.
En prenant en compte l’inflation et les augmentations de revenus annuels, on s’aperçoit que Hill Asean et Cimigo présentent une vision relativement similaire de la situation. Selon la structure des revenus du Vietnam, un foyer qui gagne un revenu total médian entre 7 000 et 8 000 dollars [de 6 500 à 7 500 euros] par an est considéré comme appartenant à la classe moyenne.
Les “influents” du Vietnam
Pourtant, comme le souligne Cimigo, les foyers qui gagnent 1 288 dollars [1 200 euros] ou plus par mois ne représentent que 6 % des familles vietnamiennes, ce qui indique que seuls une minorité de citoyens du pays peuvent être véritablement qualifiés de classe moyenne.
Les individus dits “influents” au Vietnam, c’est-à-dire ceux qui dirigent et contrôlent les informations, ceux qui travaillent dans les médias, la publicité et le divertissement, jouent un rôle très important dans la représentation de la réalité sociale. Pour la plupart, ce sont des citadins, issus de familles riches, propriétaires d’“une maison pour vivre et d’une autre à louer”. Ils ont un pouvoir financier, une position sociale et leurs entrées en politique. Ils appartiennent souvent à l’élite de la vie sociale, politique et économique.
En d’autres termes, ils font aussi partie des 6 % mentionnés précédemment, indication d’une énorme déconnexion entre eux et les autres citoyens vietnamiens pourtant également considérés comme membres de la classe moyenne. Ils se décrivent eux-mêmes comme “la classe moyenne urbaine” avec seulement le strict nécessaire pour vivre. Forts de leur position dominante, ces 6 % pensent que leur mode de vie s’applique à tous, qu’ils représentent la “moyenne” et que “tout le monde peut se permettre” de vivre comme eux.
Les membres de ce groupe ne se rendent pas compte des privilèges et des avantages que leur statut social leur octroie.
Ces fainéants qui ne prennent pas le bus
Un de mes amis, qui se targue d’être un grand connaisseur de la société et de la vie politique vietnamienne, m’a expliqué que pour inciter les gens à prendre davantage le bus, notre gouvernement devrait prendre des mesures visant à empêcher l’usage des deux-roues. Selon lui, les Vietnamiens ne prennent pas le bus parce qu’ils sont fainéants et qu’ils privilégient leur petit confort.
Lui qui se décrit comme un salarié ordinaire de la classe moyenne m’a également expliqué tous les avantages du bus. Tous les jours, il le prend à 7 heures du matin pour se rendre à son bureau. Ensuite, il le reprend à 17 h 30 pour rentrer chez lui et passer la soirée en famille. Cependant, il oublie de dire qu’il a un travail stable, un bon salaire et suffisamment d’entregent pour se voir garantir un emploi aux horaires fixes, 9 heures-17 heures. Autant de privilèges dont nombre de Vietnamiens sont privés.
Il oublie aussi de mentionner que sa famille habite un appartement luxueux à seulement une centaine de mètres de l’arrêt de bus. Que sa famille emploie des babysitters mais aussi du personnel pour s’occuper des membres les plus âgés de la famille quand il n’est pas là. Qu’il n’a jamais eu à envisager de chercher un deuxième ou un troisième boulot pour gagner un peu plus d’argent afin de le mettre de côté et de préserver sa famille en cas de coup dur. Et que, le week-end ou en vacances, sa famille peut prendre la voiture et donc être confortablement transportée, protégée de la chaleur extrême ou des pluies torrentielles.
Il oublie également de dire que les familles des travailleurs migrants, les étudiants et les gens qui n’ont pas beaucoup d’argent, c’est-à-dire la majorité de la population vietnamienne, n’ont pas accès à ce genre de privilèges.
Une réalité ignorée
La qualité médiocre des bus, leur manque de régularité et un réseau peu étendu font de ce transport en commun une monstruosité. De nombreux Vietnamiens ne comprennent pas pourquoi le gouvernement veut à tout prix le leur imposer.
La plupart des Vietnamiens ne détestent pas les transports en commun par idéologie politique. Ils les détestent parce que vouloir interdire les deux-roues motorisés et faire croire que les “bus sont une solution d’avenir” est la preuve que personne ne prend en compte la réalité de leur vie quotidienne.
Avec la prédominance de groupes sociaux aisés dans les principaux médias, sur les réseaux sociaux et dans la publicité, et la tendance à considérer que tout le monde appartient à “la classe moyenne”, il ne faut pas s’étonner si bientôt on ne sait plus à quoi ressemble la vie des classes populaires vietnamiennes.
Les travailleurs pauvres et ordinaires seront bientôt une “minorité” que de nombreux soi-disant “spécialistes” vont bientôt qualifier d’exemples de “ceux qui ne font pas suffisamment d’efforts” pour y arriver. À terme, ils iront jusqu’à les ignorer comme s’ils “n’existaient” même pas.
Par Tan Trung Nguyen – The Vietnamese Magazine / Courrier International – 25 septembre 2023
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