Au Vietnam, une controverse déclenche une ruée sur « Le chagrin de la guerre »
Lorsque le gouvernement du Vietnam a déclaré que « Le chagrin de la guerre » était l’une des 50 plus grandes oeuvres depuis la réunification du pays en 1975, des personnalités conservatrices ont réagi avec colère, reprochant au roman et à ses descriptions sans fard du conflit de faire de l’ombre à l’héroïsme des vainqueurs.
Mais la controverse qui a explosé sur les réseaux sociaux n’a fait que raviver l’intérêt pour le classique envoûtant de Bao Ninh, que des lecteurs s’arrachent désormais dans les librairies.
« Je n’ai découvert ce roman que grâce à ces discussions en ligne », raconte à l’AFP Le Hien, 25 ans, qui a tenté sans succès de se procurer le livre à Hanoï, où il est devenu quasiment introuvable. « J’ai été très surpris que le livre se soit vendu aussi rapidement ».
Publié pour la première fois en 1987 sous le titre « Le destin de l’amour », le roman raconte l’histoire d’un jeune soldat nord-vietnamien qui, comme Bao Ninh lui-même, a servi dans un bataillon qui a été presque entièrement anéanti. Le narrateur est hanté par les souvenirs de la « jungle des âmes hurlantes » et torturé en pensant au viol de sa petite amie par des compatriotes nord-vietnamiens.
Immédiatement salué à l’étranger, « Le chagrin de la guerre » avait d’abord fait polémique au Vietnam, où la plupart des oeuvres littéraires sur la guerre préféraient mettre l’accent sur la bravoure et le sacrifice des combattants plutôt que sur la cruauté et la souffrance.
Son inclusion, fin novembre, dans la liste officielle des 50 meilleurs livres a ravivé les récriminations, alors même que des lecteurs dévalisaient les librairies.
« Minimiser l’héroïsme »
« Ce livre fait débat depuis des lustres », explique Nguyen, libraire dans la rue Nguyen Xi à Hanoï, qui n’accepte de donner que son prénom par crainte de représailles contre son magasin. « Il s’est toujours bien vendu. Mais il n’avait jamais été en rupture de stock comme cette fois-ci. »
Début décembre, un ancien chef du département de propagande de l’armée, Nguyen Thanh Tuan, s’est déchaîné contre le roman sur Facebook, l’accusant de chercher « à minimiser l’héroïsme de notre armée (…) en inventant et en déformant la vérité sur la lutte héroïque et les immenses sacrifices de millions de personnes ».
L’appel de Tuan au retrait du livre du Top-50 a reçu des centaines de « likes » et s’est propagé sur les réseaux sociaux, soutenu tout spécialement par les anciens combattants de la guerre du Vietnam. Mais beaucoup d’autres ont défendu la décision de mettre le roman à l’honneur.
« Si nous exigeons qu’un roman fonctionne comme un compte-rendu de bataille, nous forçons la littérature à accomplir le travail d’une autre profession », a déclaré la critique littéraire Ha Thanh Van.
Pour elle, si « Le chagrin de la guerre » continue d’émouvoir les lecteurs près de 40 ans après sa publication, c’est parce qu’il « explore les recoins sombres de la mémoire, où la guerre continue d’exister sous forme de souvenirs obsédants, de traumatismes et de regrets persistants ».
Ngoc Tran, une élève de terminale à Hanoï, estime que l’oeuvre ne ternit pas « l’image des soldats vietnamiens du passé ». « Elle révèle simplement davantage la vérité sur la nature humaine », dit-elle à l’AFP.
Si le débat a ravivé de vieilles querelles, il a également propulsé le livre vers de nouveaux sommets de popularité, en particulier auprès de jeunes lecteurs, comme Ngoc Tran, nés après sa publication initiale.
« Après la controverse autour du prix et le buzz sur internet, davantage de personnes se sont intéressées au livre et ont commencé à vouloir l’acheter », constate le libraire Nguyen.
Nguyen Hai Dang, de l’éditeur Tre, a confirmé que la controverse avait déclenché une vague de commandes et entraîné une rupture de stock. Il a assuré qu’une réimpression était en cours. Tre a imprimé 15.000 exemplaires depuis le début de l’année, sur les 80.000 tirés depuis le début de son accord à vie avec Bao Ninh en 2011.
Agence France Presse – 14 décembre 2025
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