L’ASEAN peut-elle redevenir un forum de discussion sur la paix ?
C’est la force de Gavroche : publier des analyses documentées et informées sur la situation en Asie du sud-Est. Dont celles de notre ami François Guilbert sur la Birmanie !
Ne mettant pas en œuvre les cinq points de consensus agréés par les leaders de l’ASEAN en avril 2021, le régime militaire birman s’est rapidement vu priver d’invitation de ses plus hauts responsables aux réunions clés de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est. Depuis 35 mois, le général Min Aung Hlaing n’est plus associé aux rassemblements des chefs d’État et de gouvernement, ni comme premier ministre de la Birmanie, ni même comme commandant-en-chef des services de défense comme cela fut le cas quelques semaines après son coup d’État.
Un sort qu’il partage avec le ministre des Affaires étrangères relevant du Conseil de l’administration de l’État (SAC). Le changement de détenteur du portefeuille diplomatique le 1er février 2023, puis sa promotion au rang de vice-premier ministre le 3 août 2023, n’ont rien changé à l’affaire. L’ex-officier de la Tatmadaw, Than Swe, n’est pas plus le bienvenu auprès de ses pairs aseaniens que son prédécesseur le général (cr) Wunna Maung Lwin.
La junte refusait jusqu’ici d’être représentée par des hauts fonctionnaires
Toutefois, n’ayant pas suspendu toute représentation de la Birmanie aux réunions de haut niveau de l’organisation régionale, il a été entendu par les neuf États-membres que des représentants « non-politiques » pourraient occuper le siège laissé vacant par les « politiques ». Voyant dans cette décision une ingérence inacceptable dans ses affaires intérieures et une violation flagrante de la Charte de l’ASEAN, le régime putschiste s’était refusé jusqu’au début de l’année 2024 à voir ses dirigeants boycottés. En conséquence, Nay Pyi avait décidé de pratiquer la politique de la chaise vide. Une fin de non-recevoir marquant le peu d’intérêt porté par les militaires à leurs voisins et à l’institution commune.
Sans expliquer les raisons de son revirement, le SAC vient de changer de posture et de se plier à la décision communautaire. Il s’est enfin résolu à envoyer, coup sur coup, l’un de ses cadres administratifs à la réunion des ministres des Affaires étrangères (Luang Prabang, 29 janvier) puis à celle des ministres de la Défense (Luang Prabang, 5 mars).
Objectif n°1 de la junte : éviter que le siège birman revienne de droit à l’opposition
Dans le premier cas de figure, Nay Pyi Taw a confié la tâche de représentation à la secrétaire permanente par intérim de son ministère des relations extérieures : Daw Malar Than Htaik. Dans le second, elle a eu pour émissaire un cadre de rang administratif, plus modeste, en la personne du directeur général du département des affaires internationales du ministère de la Défense, Zaw Naing Win. Pour l’heure, on se perd en conjectures sur les raisons de ces soudaines présences. Les intéressés se sont bien gardés de donner des explications sur leurs venues. Ils se sont tenus à distance des reporters. Les relais médiatiques de la junte se sont, eux aussi, bien gardés de les évoquer, tout comme les autorités de la capitale birmane. On peut toutefois poser l’hypothèse que les généraux s’inquiètent de voir leurs voisins esquisser des pas vers le gouvernement d’opposition (NUG).
Les contacts aseaniens avec le gouvernement d’opposition s’avèrent plus nombreux et plus visibles.
En 2023, la présidence indonésienne de l’ASEAN prit officiellement langue pour rechercher une désescalade sur le terrain militaire, attribuer de l’aide humanitaire et ouvrir quelques perspectives politiques de sortie de crise. Ces contacts menés depuis Jakarta, Bali et quelques autres lieux encore sont demeurés, pour l’essentiel, confidentiels à la fois sur leur niveau de représentation et, plus encore, sur leur substance. Ils n’en étaient pas moins un signal préoccupant pour un SAC se voulant la seule autorité exécutive légitime de Birmanie.
L’étiolement de son autorité dans les États ethniques et les régions bamars, en particulier depuis le lancement de l’opération 1027 par l’Alliance des trois fraternités, a fait craindre aux putschistes que certaines capitales ne soient plus déterminées à écarter les représentants du SAC des instances régionales. Il y avait donc feu au lac et danger de poursuivre plus longtemps une politique de la chaise vide. L’alerte sonnait d’autant plus fort que des pays réputés plus compréhensifs vis-à-vis du SAC, comme le Laos et la Thaïlande, ont entrepris, eux aussi, des prises de contact aux niveaux décisionnels de l’opposition démocratique.
En toute discrétion, l’Envoyé spécial de la présidence laotienne pour la Birmanie, l’ambassadeur Alounkeo Kittikhoun, s’est entretenu, à plusieurs reprises depuis le début de cette année, avec la ministre des Affaires étrangères du NUG, Daw Zin Mar Aung. Le vice-ministre des Affaires étrangères du Royaume de Thaïlande a, lui, pris l’attache du représentant permanent aux Nations unies, l’ambassadeur Kyaw Moe Tun, rallié spectaculairement à l’opposition depuis 2021.
Des appels croissants à associer l’opposition démocratique aux initiatives de l’ASEAN
Au sein de l’ASEAN, des voix se font entendre pour que le NUG soit explicitement reconnu comme un interlocuteur incontournable. Parmi celles-ci figurent en bonne place les timoraises. La semaine dernière, en marge du sommet ASEAN – Australie de Melbourne, le premier ministre Xanana Gusmao a appelé la communauté internationale à faire preuve d’une plus grande solidarité avec le NUG. Manifestement, les dirigeants de Dili n’ont cure des pressions exercées sur eux par la junte. La déclaration persona non grata de leur chef de mission diplomatique à Rangoun en août 2023 n’a infléchi en rien les discours pro-opposition du président Ramos Horta et du chef du gouvernement.
Une indifférence aux pressions qui est loin d’être la même dans toutes les capitales de l’ASEAN. Une note verbale adressée par la junte au ministère des Affaires étrangères de Bangkok aura suffi pour que le vice-premier ministre Parnpree Bahiddha Nukara se retire à la dernière minute d’un séminaire organisé au parlement les 2 et 3 mars sur la situation politique en Birmanie, en présence d’opposants au gouvernement militaire du pays voisin. L’ambition était pourtant louable et irénique. Son promoteur, le député Rangsiman Rome (Move Forward Party) le voulait comme une « première étape pour amener une variété de parties prenantes à se parler ». D’ailleurs, l’ex-leader du MFP Pita Limjaroenrat a une fois le séminaire clos souligné sur son compte X que son parti continuera de suivre la situation politique en Birmanie et cherchera à concourir à une solution à la crise.
Convaincu que la junte conduite par le général Min Aung Hlaing ne voudra pas se montrer coopérative, certains intellectuels et ex-dirigeants thaïlandais prônent des solutions plus radicales. L’ex-diplomate et ministre des Affaires étrangères Kasit Piromya (2008 – 2011), aujourd’hui membre des Parlementaires de l’ASEAN pour les droits de l’homme, appelle, par exemple, à une opération de maintien de la paix et à une administration intérimaire onusienne sur le modèle de celle conduite au Cambodge après les accords de Paris. Si un tel projet paraît très irréaliste, il n’en témoigne pas moins un profond scepticisme chez nombre d’observateurs de la situation birmane.
Les envoyés de la junte à l’ASEAN seront de peu poids sur l’organisation régionale
Si l’ASEAN semble avoir peu d’influence sur le cours des événements en Birmanie, la participation de hauts fonctionnaires sous l’autorité du SAC aux réunions ministérielles de l’organisation régionale sera, elle aussi, de peu de poids. Les envoyés diplomatiques et militaires venus à Luang Prabang depuis le début de l’année 2024 n’ont pas infléchi les fondements de l’approche de l’ASEAN, ni même les communiqués finaux des réunions.
Certes, le ministre thaïlandais de la Défense, Sutin Klungsang, a déclaré à l’agence de presse japonaise Kyodo que la participation d’un délégué du SAC à la réunion de mardi dernier permettait de faire mieux converger les points de vue dans la recherche de la mise en œuvre du plan de paix convenu en avril 2021 mais le moins que l’on puisse dire c’est que ces avancées ne sont guère palpables. Quant à affirmer, comme il l’a fait, que cette présence est « bénéfique au peuple birman et à toutes les parties concernées », on ne peut demeurer que perplexe voire inquiet. Occuper un siège laissé vide depuis des mois n’est pas la manifestation d’une bonne volonté de la junte, il s’agit d’une preuve de faiblesse. Sans contreparties tangibles et durables dans la réduction de la violence, de la coercition, un accès indiscriminé aux populations dans les besoins, il conviendrait que l’ASEAN ne cherche pas à donner une once de légitimité à un régime qui a confisqué le résultat d’une élection libre et l’a noyé dans le sang.
La junte poursuit, en effet sans pause, son action guerrière. Son recrutement de nouveaux soldats est mené avec énergie et d’ores et déjà avec des enrôlements forcés. Le régime a ces dix derniers jours distribués, selon ses dires, plus de cent mille brochures pour informer le public sur l’obligation de s’enregistrer et de se présenter à la conscription. Il travaille avec des entreprises de télécommunications depuis le 21 février pour envoyer des SMS aux citoyens contenant des informations similaires. Dans la région de l’Ayeyarwady, il ne cache pas que ses administrateurs territoriaux ciblent prioritairement les jeunes à la recherche d’un revenu et, plus encore, ceux qui n’ont pas de parents ou peu de parentèles.
Le régime militaire sent bien que les jeunes ne vont pas affluer spontanément dans ses rangs. Une situation pourtant pas si nouvelle ! Ces dernières années, la Tatamadaw réussissait, tout au plus, à recruter un millier de personnels par mois dont 40 % quittaient rapidement l’uniforme alors qu’elle admettait qu’il lui aurait fallu 8 000 nouveaux personnels pour combler les effectifs incomplets de ses unités.
Par François Guilbert – Gavroche-thailande.com – 9 mars 2024
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