« Lettres à Mina », de Thuân : recherche Madame Chien désespérément
Thuân, une des romancières les plus captivantes de la littérature vietnamienne contemporaine, publie un bijou de drôlerie. Du Modiano sous gaz hilarant (avec nouilles saveur crevette), qui navigue entre Kaboul, Pyatigorsk et Pigalle.
On vous avait déjà dit tout le bien qu’on pensait de Thuân, notre autrice préférée dans la littérature vietnamienne contemporaine. On attendait donc avec impatience son dernier opus. Il s’appelle « Lettres à Mina » et ce drôle d’ovni, bijou d’humour absurde et de poésie renoue, avec la fibre modianesque de Thuân.
Comme Modiano, Thuân est fascinée par les bottins téléphoniques et leurs listes de noms, qui sont comme autant de promesses de fiction. Mais son Paris à elle a un autre visage que celui, atemporel, de l’auteur de la « Place de l’Etoile ». Chez Thuân, on navigue entre passé et présent, mais le présent est bien celui de 2020. Ses « boutiques obscures » s’appellent Asia Food Store, ou Thaï Gogo Bar (un bar où personne n’est thaï, mais vietnamien, un peu comme les restaurants de sushis où personne n’est japonais).
La narratrice de « Lettres à Mina » erre entre Pigalle et Chevilly-Larue, mêle souvenirs réels et rêvés. Elle se pique d’enquêter sur une Madame Chien (ça se prononcerait Tshin), qui se maquille comme Jackie Kennedy et s’appelle désormais Madame Balasko, tombe sur un Monsieur Chat (ça aussi, c’est un vrai nom vietnamien), déserteur de sa « glorieuse patrie », puisque monsieur Chat a profité d’un voyage en RDA pour faire le mur et le franchir (celui de Berlin) en se faisant passer pour un journaliste japonais réalisant un reportage sur « le 70e anniversaire de l’illustre camarade Erich Honecker ».
La narratrice est mariée avec un Hongrois, parce qu’elle s’est « toujours sentie proche des ressortissants des pays socialistes ou ex-socialistes, comme si Marx et Lénine étaient toujours présents quelque part en nous ». Elle garde une affection nostalgique pour les « miraculeux » frigidaires Kharkov, envoyés par container, dont on raffolait dans le Vietnam socialiste et qui, comme le sac de Mary Poppins quand on l’ouvre, recelaient d’autres merveilles dans leurs entrailles : un four, une cocotte-minute, des roulements à billes, des antibiotiques tassés dans les coins…
Un Mac Do à Hô-Chi-Minh-Ville
Qui est Mina la destinatrice de ces lettres qui ne seront jamais envoyées ? Mina est une amie afghane avec qui la narratrice partageait sa chambre d’étudiante, à Pytiagorsk, en Russie, et dont elle a perdu la trace. Un écho à la propre histoire de Thuân, qui, ça ne s’invente pas, est devenue spécialiste de Lermontov à Pytiagorsk, et dont la colocataire venait de Kaboul.« Faire des études en Russie, c’était le rêve dans le Vietnam soviétique. Pour nous, c’était le paradis », nous dit-elle.
Ce n’est qu’après la chute du mur que Thuân a fui et rejoint la France, Paris, où, comme dit drôlement le livre, « on peut savoir beaucoup de choses, en particulier celles qu’il est difficile de savoir dans les lieux mêmes où elles se sont produites, ces lieux où toutes les formes de liberté d’expression sont tuées dans l’œuf, la littérature en première ligne ».
Aujourd’hui, au Vietnam, les frigidaires Kharkov ont disparu, on n’apprend plus le russe, mais l’anglais, et à Hô-Chi-Minh-Ville qu’on peut désormais appeler Saïgon alors que le mot était interdit pendant des décennies, il y a un Mac Do. Même si le livre précédent de Thuân, « Un avril bien tranquille à Saigon », paru en 2015, reste toujours censuré.
Lettres à Mina, par Thuân, traduit du vietnamien par Yves Bouillé, Riveneuve Edition, 268 p., 16 euros.
Par Doan Bui – Nouvelobs.com – 23 septembre 2020
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