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Nguyên Huy Thiêp, un résistant en toutes lettres

Le grand écrivain, surveillé par les autorités de Hanoi, reste la bête noire du régime. Il en dresse un tableau très sombre, entre apparatchiks d’opérette et dragons du capitalisme sauvage.

Au Vietnam, les sourires radieux du libéralisme économique s’accompagnent souvent de grimaces de crocodile -et de larmes amères. Même s’il a rompu avec le marxisme pur et dur des années de plomb, ce pays continue à tenir ses intellectuels sous haute surveillance, à museler les éditeurs et à pratiquer une censure sournoise. Quelques réfractaires, pourtant, refusent d’obtempérer, à leurs risques et périls. C’est le cas de Duong Thu Huong, aujourd’hui exilée en France. Et de Nguyên Huy Thiêp, né à Hanoi en 1950. Pendant la dictature, il fut contraint d’écrire dans le plus grand secret et de cacher ses manuscrits dans la cave de sa maison, tout en lisant Pouchkine et Flaubert pour ne pas mourir de découragement.  

« L’écrivain doit refuser de courber l’échine »

Et il eut le courage de ne pas baisser la garde, de narguer la propagande, de piétiner la langue de bois du réalisme socialiste. Pendant l’été 1987, il profita d’une timide accalmie pour publier un bref roman qui provoqua un véritable séisme dans l’opinion: Un général à la retraite, où l’on voit une figure héroïque de l’armée se faire trucider sur le front et descendre dans la tombe. Une défaite symbolique qui semble sonner le glas des illusions de la sacro-sainte révolution. On reprocha alors à Thiêp de cracher dans la soupe patriotique, et il se retrouva de nouveau dans les oubliettes de la censure. 

Aujourd’hui encore, il reste la bête noire du régime. Invité ce mois-ci par les éditions de L’Aube, il devait venir en France à l’occasion de la parution de Crimes, amour et châtiment, mais le gouvernement vietnamien en a décidé autrement et lui a interdit de quitter son domicile. Téléphone coupé, visa et courrier confisqués, Thiêp doit ruser quotidiennement pour échapper à ceux qui rêvent de lui trancher la langue. Il y a quelques années, il a eu la lumineuse idée d’ouvrir un petit restaurant sous le pont Long Biên, à Hanoi, afin de garder le contact avec des lecteurs auxquels il n’offrait pas seulement des nourritures terrestres: ses rouleaux de printemps sont trempés dans l’acide d’une prose délicieusement satirique, qui a le goût de la dissidence. « L’écrivain doit nager à contre-courant et, par conséquent, il s’attire constamment des ennuis, dit Thiêp. Qu’importe qu’on cherche à lui couper les ailes, il doit refuser de courber l’échine. Car il aime la liberté, et c’est un réel handicap. Cherchons cette liberté dans la douleur, au sein même de la pauvreté et des coups bas politiques. » 

Crimes, amour et châtiment regroupe la totalité des nouvelles de Thiêp, déjà publiées ou inédites. Ce qu’on y découvre, sous les eaux calmes d’une écriture truffée de paraboles, c’est un tableau très sombre du Vietnam, où le pinceau se transforme en glaive redoutable. Tout en se penchant sur les plaies d’une guerre sanguinaire dont il montre les séquelles -à la fois politiques, familiales et spirituelles-, Thiêp dépeint une nation dont les antiques valeurs du bouddhisme sont bafouées par des apparatchiks d’opérette, mais aussi par les dragons du capitalisme sauvage, qui transforment Hanoi en une jungle crapuleuse. 

Son héros s’enrichit en faisant du commerce d’excréments

Dans ses récits, on rencontre des chasseurs qui pactisent avec des singes par dépit, des vieillards bannis de leur famille parce qu’ils ont le grand tort d’aimer la poésie, des mandarins avachis sur leur palanquin, des vétérans de la guerre totalement déboussolés. Tous gravitant autour de M. Mong, héros pitoyable qui s’enrichit en faisant commerce d’excréments… Avec ce commentaire de Thiêp, qui résume parfaitement sa vision d’un régime en putréfaction: « Pas de meilleur métier sur terre que ramasseur de merde! »  

Par André Clavel – L’Express – 21 juin 2012

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